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Mick HERRON


Mission Tigre


« Par une soirée caniculaire dans le quartier de Finsbury, une porte s'ouvre et une femme sort dans une cour. Pas celle de devant – il s'agit du Placard, et la porte principale du Placard est réputée ne jamais s'ouvrir ni se fermer – mais une cour qui reçoit peu de lumière naturelle et dont les murs sont donc hérissés de moisissures. ». Ces lignes méritent attention. La femme, alcoolique repentie, s’appelle Catherine Standish. Elle fait partie des services secrets. La porte dérobée du Placard s’ouvre sur un service particulier où elle travaille. Elle doit cette relégation à son vice passé. C’est un lieu délabré qui empeste « la torture de l’ennui éternel […] Comme si les tâches administratives d'une espèce de démon archiviste avaient été externalisées et confiées aux occupants de ces lieux, converties en corvée sans intérêt qu'ils sont censés accomplir sans fin, sans relâche, faute de quoi on les relèguera dans les recoins encore plus obscurs – condamnés quoi qu'ils fassent. » Le Placard, dit aussi « La maison des Tocards », abrite des agents discrédités qui espèrent mollement retrouver leur service d’origine. Rêverie improbable, ils sont trop marqués par leurs échecs et considérés comme inaptes à réussir une quelconque mission future.

Pour l’heure, la journée ensoleillée terminée, lorsque Catherine Standish sort, les autres membres sont dans un bar, près du lieu de travail, « par une soirée d’août torride, avec des boissons frappées sur le bar. » L’occasion pour l’auteur, Mick Herron, de faire la présentation de l’équipe, en forme de digression qui entre en résonnance car elle cadre l’atmosphère entre ces agents très spéciaux et explique la tournure à venir pour le déroulement échevelé de l’intrigue.

Muté au Placard, Roderick Ho, dit Roddy, mythomane, se fait des films de bourreau des cœurs convoitant celui de la très belle Louisa Guy, une collègue. « Son entendement en rituels amoureux était risible […] il avait des stratégies dont il avait entendu parler : être gentil, attentif, écouter. » Détesté par l’ensemble de ses collègues, il les cyberharcèle et les fait chanter lorsqu’il a la preuve de leurs travers. Attablé aux côtés de Marcus Longridge et Shirley Dander, grâce à un de ses chantages, il espère leur concours pour séduire Louisa. Marcus Longridge, un grand homme noir, a tué une personne au cours d’une opération. Il faisait partie d’une équipe tactique, aimait la montée d’adrénaline provoquée en mission et en demandait toujours plus. « Contrôler l’environnement, contrôler son adversaire. Le contrôle de soi surtout. » Pour retrouver l’équivalent, il jouait au casino, aimait ces saloperies de roulettes automatiques […] de bandits manchots ». Le jeu et les paris l’ont mené au Placard. Il s’est fait pincer par Ho à jouer, aux heures de bureau, sur des casinos en ligne. Le facteur contrôle l’empêche de briser les os de Ho qui s’est cru autorisé à l’appeler « frère », mais cela n’est pas exclu. Il se réfrène en le traitant de poule mouillée, ce que Ho conteste.
« – Je ne suis pas une poule mouillée.
– La partie importante concerne les os bousillés. On est d’accord ? »

Shirley Dander, aime sniffer de la coke. Pour l’heure, attablée auprès de Ho et Longridge, elle rumine jusqu’à s’énerver à l’idée que Ho estime avoir ses chances auprès de Louisa, surtout qu’il lui explique sa stratégie de drague minable. Elle le gifle à l’occasion, d’un revers de main, aimerait remettre une nouvelle baffe, mais ronge son frein. Les lunettes de Ho volent sans qu’il bronche. En retrait, Louisa Guy, jolie blonde pas sûre d’elle et même de sa beauté, boit seule au bar pour oublier une relation amoureuse qui a mal fini. « Depuis la mort de Min, c’était une bombe à retardement peu encline à la conversation, mais en tendant l’oreille, on pouvait entendre son compte à rebours. » Le travail de Louisa l’ennuie profondément. Elle est assignée à la collecte « des personnes qui auraient disparu des radars ou seraient apparues de nulle part […] sa corvée actuelle semblait tendre vers la création de problèmes inutiles. » Sa disgrâce est la conséquence d’une filature ratée aboutissant à l’écoulement d’une grande quantité d’armes à feu dans les rues.
 
River Cartwright fait aussi partie du bureau, mais préfère rendre visite à un collègue hospitalisé, dans le coma, et à qui il confie son mal-être. Cartwright a intégré très jeune les services de renseignements, marchant dans les traces de son grand-père, une légende du Service, jusqu’au jour où il bloque tout King’s Cross à l’heure de pointe pendant un exercice. Maintenant, il est la risée du MI5 mais pas de Louisa sensible à son charme. « Tous vivaient la même chose sauf Roderick Ho, qui était trop con pour se rendre compte qu’on l’avait puni, ce qui, vu qu’on le punissait pour sa connerie, semblait dans l’ordre des chose […] Personne ne sortait du Placard à la fin de la journée avec le sentiment d’avoir contribué à la sécurité nationale. »

Complétement à part, leur chef s’appelle Jackson Lamb. Il clame aimer venir tous les matins au travail « parce que je suis envahi de cafards chez moi ». Il signale sa présence par des rots explosifs. Esprit subtil aimant les paradoxes, il se "tamponne" du règlement. Il considère son équipe comme « ses laquais ». Souvent avachi dans son fauteuil, un pied sur son bureau, il réclame leur attention et avertit ne pas supporter les mauvaises manières tout en s’adressant à eux, une cigarette et une viennoiserie dans la même main, la bouche pleine. « Merde, on se croirait dans un film de zombies. Faut vous requinquer. Où est Standish ? » Oui, où est passée Catherine Standish qui, pendant que l’équipe la veille au soir trinquait, s’est tout simplement fait enlever. Au-dessus de Lamb, toute une hiérarchie grouille. À commencer par Peter Judd. Costume bleu, cravate jaune, « Un électron libre avec une mèche folle » et un sourire snob. « À cheval entre diva des médias et animal politique […] ses bouffonneries lui attirant les sympathies du public. »Ministre de l’Intérieur, de vieux employés de Westminster le considèrent comme la menace la plus sérieuse du Premier ministre. « Pour citer un anonyme, "une redoutable saloperie". » L’auteur vise une personnalité et la description est criante d’actualité. L’ordre d’enlever Catherine Standish vient de Judd. Une opération « Tigre », en d’autres termes, un test sur les services qu’il dirige politiquement mais pas l’administration tenue par la redoutable Dame Ingrid Tearney, à qui il veut nuire. Dame Ingrid se méfie autant de lui que de l’ambitieuse Diana Taverner, une de ses subordonnées aux dents longues. Pour mener à bien ses vues, Diana Taverner s’accroche à Judd comme à une planche de salut, une planche pourtant pourrie.

Mick Herron nous entraîne dans les arcanes de ces services avec une narration tout en dérision sur le pouvoir. Qui croit détenir la force se retrouve Gros-Jean comme devant. L’humour sarcastique critique une société néo-libérale qui délègue sa sécurité au privé et un machisme ambiant tenace. Les femmes se révèlent simplement plus subtiles, supplantant les lourdauds masculins et autres baroudeurs surtout quand cela ferraille. Le Placard, l’équipe de bras, soi-disant, cassés est mise à contribution pour retrouver Catherine. Ses membres ont reçu une formation avant leur mise en retrait qui les rend opérationnels, à leur manière, autrement dit, ils peuvent contrecarrer, grâce à leurs maladresses, tous projets pensés avec soin. Et, ils ne s’en privent pas. L’intrigue est inénarrable mais jubilatoire. Elle repose sur des personnages n’en faisant qu’à leur tête, au point que l’auteur est lui-même obligé d’avouer, à propos de personnages, « et s’ils n’allaient nulle part… inutile de compléter cette phrase ».

Michel Martielli 
(15/07/24)    



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Noir & polar







Mick HERRON, Mission Tigre
Actes Sud

Collection Actes Noirs
(Mars 2024)
352 pages - 23,50 €


Version numérique
14,99 €


Traduit de l'anglais
par Laure MANCEAU









Mick Herron,
né en Angleterre en 1963, a publié de nombreux ouvrages et notamment la série d'espionnage Slough House, dont La Maison des tocards, Les Lions sont morts et Mission Tigre ont paru dans la collection Actes Noirs



Pour visiter son site :
www.mickherron.com