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Joseph INCARDONA

Stella et l’Amérique


Dans le sud des États-Unis Stella, 19 ans, s’est choisi comme famille un vieux cirque itinérant qui lui assure une certaine protection, sous l'aile bienveillante de Santa Muerte, cette Mexicaine de 89 ans et 48 kilos vivant de son art à puiser dans une boule de cristal de l’espoir pour chaque paumé venu frapper à sa porte. C’est dans sa propre caravane stationnée à proximité des forains que vit Stella, offrant son corps, ses bras, l’oubli et un plaisir tarifé à ceux qui défilent chez elle. Seulement voilà, comme elle le confie à la diseuse de bonne aventure qui la materne, l’inconcevable, la guérison miraculeuse de son client, vient à nouveau de se produire. Un cas de psoriasis cette fois. Et Stella qui n’y comprend rien en est mal-à-l’aise. L’aveugle, le paralysé, la maladie de peau, les cas s’additionnent et ce don la bouleverse, l’encombre, l’inquiète. Face au silence de la boule magique de Santa, Stella entre dans l’église du village pour vider son sac au confessionnal. James Brown (comme le musicien, chanteur, auteur-compositeur de « Rhythm and Blues » et de « Soul-music » dont « Sex machine » fut peut-être l’un des plus gros succès) après avoir vu pas mal des saloperies dont est capable l'âme humaine lors de sa jeunesse chez les Navy Seals puis s’être converti par foi et par choix en curé de campagne, ne sait pareillement que penser des « miracles » que produit cette putain étrangère à toute religion. Il lui suffira d’entendre en confession le récit concordant de l’homme marié débarrassé de son psoriasis pour croire à l’authenticité, l’innocence et le don reçu du Ciel de la jeune-femme. Aussi enthousiaste que troublé par ces événements le prêtre pense alors de son devoir d’en informer les autorités ecclésiastiques. Progressivement la qualité de guérisseuse de la prostituée se répand dans tout le canton et une file d’attente s’organise devant la caravane d’une Stella quelque peu dépassée par la situation. Sur les conseils de la bonne Santa saisie d’un mauvais pressentiment elle se laisse convaincre de filer en douce au bord de la mer pour prendre quelques semaines de vacances le temps de se faire oublier. Elle a promis à Santa de cesser durant cette période toutes activités professionnelles pour ne pas risquer un nouveau « miracle » en attendant qu’ensemble elles trouvent une solution pour contourner le problème.

Les « miracles » de cette très jeune femme touchée par la grâce qui aux États-Unis guérit malades incurables et paralytiques remonte ainsi jusqu’au Vatican. Pour l’Église catholique qui n’a pas béatifié depuis longtemps et qui se trouve particulièrement démunie de saintes américaines, Stella pourrait être une formidable opportunité. À Rome, le Pape s’enthousiasme à cette perspective jusqu’à ce qu’un de ses conseillers lui révèle que non seulement la jeune Américaine est une travailleuse du sexe mais que le miracle lui-même ne se produit que lors d’un rapport sexuel avec le client. Pour le Saint-Siège, alors que le cas Marie-Madeleine ancienne pécheresse repentie et pardonnée par le Christ y fait encore débat, célébrer les bienfaits célestes de la fornication en sanctifiant une pute thaumaturge serait non seulement mal compris mais fragiliserait tout l’édifice. Une jeune prostituée convertie choisie par Dieu pour guérir les malheureux et morte en martyre s’avérerait un profil beaucoup plus envisageable et acceptable pour les tenants du dogme chrétien. D’autant qu’à 19 ans Stella, pourvu qu’on passe sous silence le modus operandi de ses trois miracles et qu’on lui fabrique un récit posthume sur mesure, a l’âge idéal pour le rôle. Le Vatican, par l’intermédiaire de son représentant épiscopal local trouvera vite, grâce à ses réseaux, le tueur à gages discret, efficace et sûr pour mener à bien cette mission urgente. Le choix se portera sur les jumeaux Bronski dont la réputation dans le milieu n’est plus à faire. « Ils étaient un véritable fléau pour la petite part d'humanité ayant eu affaire à eux. On pouvait aisément énumérer cet échantillon depuis qu'ils avaient fondé leur entreprise il y avait 24 ans (bientôt le jubilé). On devait cette exactitude à William (Billie) Bronski, le frère cadet, lequel tenait scrupuleusement le compte des disparus : 1239 âmes ». La moitié de la somme étant versée d’avance, Mike et Billie partent donc à la rencontre de Stella pour l’aider à gagner le Paradis plus tôt que prévu.

Alors que Stella lancée sur les routes ne se doute de rien et que, peu après, le petit cirque itinérant a quitté les lieux pour rejoindre sa prochaine étape, les frères Bronski entrent dans le village pour constater qu’ils arrivent trop tard. Le cirque et la fille se sont envolés et il va leur falloir maintenant retrouver sa piste. Plaquant sur leur visage refait un sourire de façade qui ne trompera pas un instant Franky Malone, ancien boxeur qui a rangé ses gants il y a quelques années pour ouvrir son bar, Mike et Billie venus se désaltérer interrogent l’air de rien le patron sur la vie du village, les habitants, pour en venir au cirque. Face à la pression que Franky sent monter chez les deux balèzes, pour éviter l’embrouille et donner le change à son tour, il sort sur le seuil pour leur indiquer de la main avec naturel et amabilité la direction prise par les caravanes il y a quelques jours, ajoutant que faute de le leur avoir demandé il n’avait aucune idée du nom de la ville où ils installeraient ensuite leur chapiteau. Quand quelques minutes après leur départ le patron du bar passe voir son pote curé pour lui raconter cet épisode qui l’a laissé mal-à-l’aise, James Brown, grand, massif, cheveux gris taillés en brosse et une gueule estampillée "j'ai vécu" (…) le genre de caricature ayant connu une autre vie avant de se réfugier dans l'ascèse, fait immédiatement le lien avec Stella. L’homme qui s’en veut d’avoir informé sa hiérarchie de ses guérisons miraculeuses et se sent conséquemment en devoir de la protéger part sur le champ avec toute son armurerie pour la retrouver d’urgence.      

Si les élans généreux de la sainte en bas résille incapable de brider son grand cœur la fragilisent et ne l’aident pas à passer inaperçue, cela permet au prêtre de la localiser rapidement pour prendre en main sa sécurité. Il en sera de même pour Luis Molina, journaliste mandaté par la patronne du Savannah News pour couvrir les miracles et persuadé que cette étrange histoire pourrait lui valoir le prix Pulitzer tandis que les tueurs sans états d’âme et passablement agacés par cette mission qui traîne en longueur se rapprochent à grand pas de leur cible...

 Avec Stella et l’Amérique, après nous avoir introduit à Rome au cœur des arcanes obscurs du Vatican et de ses théologues aux considérations stratégiques bien pragmatiques, Joseph Incardona nous précipite dans un road movie américain mouvementé et violent dans le sillage de personnages déjantés, de la Géorgie au Nevada, en passant par la Floride, Penholoway Bay ou Sopchoppy, pour s’achever huit morts après à Las Vegas. Si l’intrigue spatialement prend naissance et finit aux Etats-Unis, l’auteur parvient à y intégrer presque naturellement le détour qu’il nous offre par le Vatican et ses sombres manigances sans lequel cette course poursuite étasunienne n’aurait pas eu lieu. Le dogme est une vérité incontestable. Vous êtes une sorte de Vierge à l'envers, Stella. Vous comprenez ? Votre simple présence remet deux mille ans d'histoire en question comme l’explique le prêtre à Stella. L'Église est évidemment ici la cible privilégiée d’Incardona et alors que les hautes figures du catholicisme sont présentées ici sous un jour calculateur, froid et peu glorieux, les humbles, les marginaux, les invisibles s’y imposent comme des représentants magnifiques de la solidarité, le respect et l’amour : Ainsi en est-il de Stella, la putain candide à l’âme pure, lumineuse et généreuse dont le nom peut renvoyer à l’étoile, au symbole de l’espérance ou au drapeau américain, du prêtre et de l’ex-boxeur qui pareillement ont pris des coups mais savent  écouter et aimer leur prochain, de Santa la voyante habile à débusquer  les souffrances de ses clients pour provisoirement les en décharger, protectrice de l’héroïne qu’elle aime comme l’enfant qu’elle n’a jamais eu et compagne de Tarzan ce dompteur centenaire avec lequel elle forme un couple aussi fellinien et atypique que profondément soudé. « Lorsque Stella ouvrit la porte de son camping-car, ils étaient déjà là à l’attendre. (...) Des hommes. Meurtris, diminués, laids. Qui voulaient vivre sans le poids honteux de la dégradation (…) Une douzaine d’hommes, phtisiques, aveugles, paraplégiques, diversement malades ou handicapés. (…) Stella résista à l’envie de refermer la porte, de les laisser croupir dans l’enfer qui était leur corps. Il lui fallut plus que du courage, il lui fallut de la bravoure. Que pouvait-elle faire d’autre, sinon les prendre, chacun dans leur douleur, et les aimer ? ».  C’est avec beaucoup d’humanité, de tendresse et de pudeur que l’écrivain approche ses personnages et nous les restitue, refermant pudiquement la porte du camping-car sur l'accomplissement des miracles pour  préserver l’intégrité de Stella ou attendri par le jeune journaliste amoureux qui va bientôt devenir père mais  poursuit le rêve fou de se distinguer professionnellement pour se venger des discriminations quotidiennes que lui valent ses origines, sa couleur de peau et l’assignation qui lui est faite d’appartenir à une minorité racisée de seconde zone. Bien que les frères Bronski sèment la mort partout autour d’eux et que Brown et Franky s’y soient par le passé également confrontés, la violence ici n’exclut pas la sensibilité.

C’est dans une Amérique fantasmée pleine de clichés, inspirée d’un storytelling élaboré il y a une centaine d’années et diffusé par les médias et le cinéma du monde entier, revue et corrigée par Joseph Incardona de manière satirique et malicieuse, que s’installe cette comédie noire portée par un rythme effréné, des situations burlesques et improbables, des délires, des émotions et des bastons. Les marginaux excentriques, frères humains aussi pitoyables que magnifiques qui y évoluent, semblent quant à eux tout droit tirés d'un film des frères Coen. Parfois l’écrivain y glisse avec un peu d’autodérision et beaucoup d’humour des incursions personnelles, généralement courtes comme un clin d’œil et plus développée pour celle que l’on trouve au milieu du livre, pour partager avec son lecteur son appréciation sur le déroulement du récit ou ses questionnements sur l’écriture elle-même. Ainsi en est-il de la scène où le prêtre se plaint auprès de son auteur du nom de James Brown qu’il lui a donné, selon lui inadapté car trop connoté et le rendant de ce fait ridicule. De multiples références cinématographiques, musicales, philosophiques et littéraires nourrissent Stella et l’Amérique, la plus surprenante étant peut-être celle de l’aîné des Bronski à Heidegger et la plus récurrente celle à l’écrivain américain Harry Crews maître du grotesque dont les romans noirs ancrés dans l’Amérique profonde conjuguent comme Joseph Incardona ici violence et la sensibilité.

Stella et l’Amérique (que l’auteur aurait pu sous-titrer La pute, la Bible et le fusil) de rebondissements en frissons, des détours théologiques du Vatican à Rome au road movie américain qui nous mènera de la Géorgie à Las Vegas, du sacré au profane, de la violence à l’amour, de l’imaginaire au réel, est un roman audacieux, caustique et iconoclaste aussi vif et déjanté qu’éminemment drôle et diablement intelligent. Jubilatoire !  

Dominique Baillon-Lalande 
(07/05/24)    



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Joseph INCARDONA, Stella et l’Amérique
Finitude
(Janvier 2024)
224 pages - 21 €














Joseph Incardona,
né en 1969, est Suisse d’origine italienne. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans ou de recueils de nouvelles. Il est aussi scénariste pour la BD, le cinéma ou la télévision, dramaturge et réalisateur .


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