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Junil est le prénom d’une enfant de huit ans lorsque Joan-Lluís Lluís, l’auteur, débute le récit dont elle va être l’héroïne principale. Elle vit avec sa famille aux marches de l’Empire romain au début du 1er siècle ap. J.-C., dans une bourgade protégée par de maigres troupes. Pour sa défense, le village organise une milice dont fait partie le père de Junil, un écrivain public. Au retour d’une patrouille, il découvre une partie du village ravagée par des pillards et dévastée par les flammes, dont sa maison. « Junil avait huit ans. Elle dormait dans son lit, tout comme sa mère, ses deux petits frères et le seul esclave de la famille. Quand plus tard elle essaiera de raconter ce qu’elle savait de cette nuit-là, elle n’aura rien d’autre à évoquer que la fumée, la lumière fendant l’obscurité, les cris de sa mère qui l’avait réveillée en sursaut. » L’enfant indemne engendre le mépris du père. Elle représente pour lui un affront. Il aurait préféré la survie de son épouse, mais pas d’une fillette devenue une charge inutile selon lui. Sa morgue injuste fait subir à la pauvre survivante un traitement avilissant en la malmenant comme une esclave. « Ce mépris, avertit l’auteur, sera aussi la raison d’agir de sa fille, l’aiguillon qui la fera avancer jusqu’à ce qu’enfin s’évente la pestilence qui l’aura accompagnée des années durant. » L’auteur intervient d’emblée dans la narration qu’il mène, et fera à l’occasion des commentaires sur l’apparition, la disparition de ses personnages. Ainsi, pour le père : « Et même si sa présence restera vive et implacable dans l'esprit de sa fille, il ne fera ici que des apparitions allusives, sans doute superflues, comme une brise matinale qui renonce vite à souffler. S effacer ; tel sera son châtiment. » Le père, sans nom, vivote de sa profession, suivi de sa « fille-servante » à Nyala, ayant émigré dans la capitale de la province de l’étang. Le père gagne la confiance de Javos, un libraire de la cité chez lequel il trouve du travail. Après la disparition mystérieuse du propriétaire, il devient même le maître des lieux. Pour Junil, pas de doute, son père a tué Javos. Pendant les six ans qui suivent, Junil apprend à lire, à écrire et découvre les œuvres d’Ovide, en cachette de son père, grâce à Trident, un copiste de la librairie de son père. Ambitieux, le père désire être reconnu socialement en devenant écrivain. Il se sait sans talent, mais connaît le secret de sa fille et la force à copier les poésies d’auteurs inconnus dont les rouleaux oubliés prennent la poussière dans la bibliothèque municipale consacrée à Minerve. Toujours aussi malveillant, il arrange ensuite les vers à sa façon et s’approprie une gloire relative grâce à l’adresse de Junil. Entre temps, Junil devenue nubile obsède un jeune noble qui la désire pour épouse. Devant son refus, il la menace de représailles expéditives pour arriver à ses fins. Junil aime en secret Ovide, exaspérée de savoir le grand poète exilé à Tomis. Elle désire le rencontrer et a dédié sa virginité à cette entrevue. Pour parer les menaces de son prétendant, elle placarde de nuit une affiche injurieuse envers la famille patricienne. Le père de Junil, par la tournure des vers, est tenu pour responsable et sera tué par les clients de la famille. Junil, orpheline et responsable de la mort de son père, mais libérée, décide de fuir en compagnie de l’esclave Trident et du bibliothécaire et en même temps prêtre de Minerve, Lafas, avec lequel elle entretenait une amitié. Ensemble ces trois lettrés accompagnés d’un gladiateur en mal de liberté commencent un périple en terres inconnues, pour rejoindre les pays des Alains dans lequel n’existeraient pas d’esclaves selon le bibliothécaire, via Tomis, ce qui enchante l’entreprise pour Junil. L’auteur, omniscient participe à la narration un peu comme un conteur. Cette tonalité laissée à l’oralité donne au texte un caractère de simplicité particulière, voire paradoxale, dans son énonciation écrite et oscille entre roman d’apprentissage, d’éducation et un road trip antique. Des épisodes consignent le rapport entretenu avec la religion, la violence, les coutumes esclavagistes. La survie du groupe en milieu hostile prend l’allure d’une initiation pour les uns et les autres. Le tout contextualisant sans excès l’environnement de leur odyssée. On prêtera aussi attention au thème de l’écrit et de l’oral, sorte de clin d’œil au Phèdre de Platon lors de la rencontre avec un conteur. « Comment parler, pourquoi écrire ? » écrit Luc Brisson dans son introduction à l’ouvrage du philosophe. Et lorsqu’au vieux conteur rencontré par Junil et ses amis est demandé pourquoi ses contes ne sont pas consignés par écrit, il donne sa conception : « Et à quoi sert un diseur de contes s'il ne sait pas se les rappeler ? D'où sortira-t-il les mots s'il ne les a pas en lui ? Un diseur n'invente pas, il mélange les mots qui sont en lui et les dit, dans un ordre différent à chaque fois… Et c'est cet ordre qui fait un nouveau conte, mais les mots sont les mêmes. On ne peut pas parler sans les mots qu'on porte déjà en soi… C'est en se rappelant des contes qu'on finit par connaître tous les mots… Ce que vous me racontez, ça n'a pas de sens. Si je marquais les mots, je n'aurais plus besoin de les savoir tous et alors je ne trouverais plus de conte en moi… » Junil est un texte teinté d’une simplicité seulement apparente qui pourrait, avec des réserves, fort bien s’adresser aussi à un jeune public. Le texte est découpé en chapitres relativement courts portant chacun en titre une phrase tirée du chapitre. Le dénouement de cette dangereuse traversée de contrées inconnues est l’occasion pour Joan-Lluís Lluís de trouver une fin relançant la créativité d’un conteur dans une histoire originale faisant tinter et assembler les mots qui enchantent un nouveau public. Pourquoi Junil ne le coucherait-elle pas par écrit, bouclant ainsi, peut-être, le projet de l’auteur ? Michel Martinelli |
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