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Bérénice PICHAT

La Petite Bonne


La Petite Bonne anonyme (tant le personnel domestique n’acquiert pour ses employeurs aucune réelle identité) a vingt ans quand dans les années trente elle débarque dans la belle maison familiale et bourgeoise des Daniel.  « La villa est grande/ Les patrons dorment au deuxième étage./ A cette heure de la nuit/ Les bourgeois ça dort/ dans des draps repassés/ par elle/ ou une autre./ Qui s’en soucie/ tant que le lit est bien fait ? » La maîtresse de maison, qui peine à garder du personnel car l’une des distractions de son mari infirme est de jouer à effrayer toutes celles qui se présentent, espère bien garder chez elle cette jeune domestique, discrète, efficace, ponctuelle, méthodique et sérieuse qui partage ses semaines chez plusieurs employeurs. Effectivement, si Madame Alexandrine est une patronne respectueuse et aimable et que c’est elle qui depuis presque vingt ans prend seule en charge Blaise, son époux revenu des tranchées invalide et la gueule cassée qu’il lui faut soigner, nourrir, torcher, laver et dont elle essaye avec constance de satisfaire les besoins, les demandes et les envies, la présence même de Monsieur rend l’atmosphère de la villa où le couple vit cloîtré irrémédiablement pesante et sinistre. « Les premières semaines, Alexandrine avait organisé des dîners, des visites. Blaise se faisait l’effet d’être en performance : il exécutait les tours qu’on lui avait appris. Il maniait ses pinces, s’essayait à parler, à sourire, en une grotesque pantomime. Complices ou désemparés, les visiteurs applaudissaient, s’extasiaient sur les progrès, posaient des questions. Eux aussi faisaient semblant. Blaise en avait entendu plus d’un soupirer de soulagement en quittant la pièce que lui ne quitterait plus. Après une première invitation éprouvante, peu d’amis revenaient. Au bout d’une année, le silence avait tout envahi. » Mais, parce qu’un travail est un travail, pour la paye dont elle et son homme, ouvrier sur les chantiers, ont besoin pour survivre mais aussi par admiration pour Madame, la Petite Bonne est toujours là. Elle va retourner chez les Daniel/ pour ne pas abandonner Madame. Il est vrai qu’Albertine soutenue par sa foi et le sens du devoir force effectivement le respect. Son époux est son destin. Du pire, elle a découvert comment tirer le meilleur. Son bonheur est son honneur, engagé et tenu devant tous. Hors de question de songer, même un bref instant, qu'il pourrait en être autrement. Il suffirait ensuite d'y repenser un peu trop souvent. Alors le fragile équilibre patiemment construit s'effondrerait comme un château de cartes.

Quand très exceptionnellement un week-end Madame est invitée par sa meilleure amie à une partie de chasse dans sa propriété normande et encouragée par Monsieur qui la voit dépérir à s’y rendre, elle sollicite la Petite Bonne, presque comme un service et contre un doublement de son salaire, pour la remplacer auprès de Monsieur pendant trois jours et deux nuits. Celle-ci hésite. Elle n’est pas garde-malade et si l’éclopé n’éveille plus chez elle la peur ou le dégoût des premiers jours elle n’est pas certaine de parvenir à lui cacher le malaise qu’il lui inspire et de savoir s’occuper de lui comme le fait Albertine. Poussée par son homme et leur besoin d’argent, flattée par la confiance de Madame et émue par l’excitation joyeuse qu’elle a perçue dans ses yeux à l’évocation de cette escapade, la domestique sans enthousiasme accepte. 
Au début Monsieur, englué dans l’amertume et l’ennui, honteux de son aspect et ne supportant plus de n’être qu’un objet, la teste, fait des caprices et la provoque. Il l’a bien jugée : c’est une cruche. Une empotée de la pire espèce. Mais malgré son jeune âge il en faut plus pour faire perdre ses moyens à cette femme modeste endurcie par la vie. Pour l'instant elle l'observe/ autant que lui la regarde / en douce/ Sans en avoir l'air/ ils se jaugent / Le premier qui bougera/ aura perdu / aura raison.  Elle résiste. Blaise reconsidère alors son avis, baisse les armes et s’adoucit. Après tout, s’il est le maître c’est lui qui a besoin d’elle et celle-ci est assez forte pour être l’auxiliaire dont il a besoin pour réaliser ce plan terrible, irrévocable et sidérant qu’il peaufine depuis si longtemps. Ne rien brusquer surtout, être malin. Le jeu commence. La Petite Bonne aussi est maline. Elle a compris ce qu’il attendait d’elle. Il appelle la mort/ de tout son être/ il se moque du reste/ sa douleur à lui emporte tout. Elle doit tenir bon/ Le vieux pourrait la contaminer/ avec ses yeux tristes/ avec son envie de se laisser tomber/ dans un grand trou qui l’aspirerait aussi. Elle esquive. Il lui raconte sa guerre : savoir tenir une arme, marcher au pas, tirer sur les autres. On voyait se transformer les gamins envoyés au combat. En hommes, aussi en ombres, selon les cas. Lui n’était rentré qu’à moitié ; ses jambes, ses mains, son visage et son innocence étaient restés là-bas, quelque part dans la Somme, et lui confie ce qu’il n’a jamais osé dire à sa femme : ses mains lui manquent (…)  Comment lui avouer qu’il pleure plus que tout le reste son ancienne vie de pianiste, la scène et Debussy ? Écrasés sous le poids de l’Histoire et de leur condition ils vont tour à tour se défier, s’apprivoiser et se surprendre. La beauté du Requiem qu’il lui fait découvrir sur son gramophone fera le reste.
De son côté, Albertine, incapable après tant d’années de réclusion de rejoindre le monde des vivants et rongée par la culpabilité d’avoir abandonné son mari à d’autres mains a précipité son retour...    

                      C’est dans la belle propriété familiale où la vie s’est arrêtée depuis le retour du soldat, à travers l’improbable confrontation entre la jeune domestique du quartier pauvre, le personnage sacrificiel d’Alexandrine et celui de Blaise son époux à la gueule cassée, dans un huis clos insolite où se nouent des liens paradoxaux, étranges, tour à tour tendres ou violents mais toujours forts et vrais que se déroule ce drame moderne où se croisent deux problématiques. La première incarnée par Blaise est celle de son existence même. Comment exister jour après jour quand la guerre a fait de vous un demi-survivant dans un corps grotesque qui vous prive d’avenir, vous condamne à être un fardeau pour les vôtres et un monstre pour les autres et à périr d’ennui ? Face à cette question, Alexandrine se tourne vers la religion et la morale pour trouver des réponses concordantes (sacrifice, salut ou devoir conjugal) et un appui. La deuxième est celle du déterminisme social dont l’évidence ici ne fait pas question mais qui amène l’autrice à porter son regard sur ses effets concrets sur ses personnages immergés dans le Paris des années trente. Qu’ils appartiennent à la classe possédante et dominante qu’est la bourgeoisie ou au milieu populaire des gens de maison et des ouvriers du bâtiment, c’est leur conscience sociale qu’elle met au jour. De ces détails du quotidien, de réflexions ou de faits anodins mais significatifs de ces inégalités et du poids familial, Bérénice Pichat enrichit son tableau et nourrit leur personnalité. À travers l’évocation de la mansarde étriquée où vit l’employée de maison, son travail harassant, les trajets dans le froid du matin, le corps qui s’use à la tâche, la violence parfois de ce gars avec lequel elle s’est toute jeune mise à la colle, la plupart du temps est gentil mais faut juste qu’il boive pas un coup de trop, l’angoisse de ne pas parvenir à payer le loyer ou se nourrir, l’autrice dit la vie difficile du jeune couple qui tant qu’ils ne sont que deux péniblement s’ensortent. La misère/ elle l’a connue avec sa mère. Elle en montre aussi l’acceptation de sa condition tant qu’ils s’aiment et peuvent se le montrer le dimanche matin, profitant de ce temps et cet espace de liberté qui leur est offert pour traîner dans la chaude intimité du lit. La colère et la jalousie chez elle n’ont pas leur place. Celle qui ne rêve que d’une bicyclette rouge pour se déplacer d’une maison à l’autre avec moins de fatigue, plus vite et sans avoir à porter son panier et de pouvoir un jour quitter leur mansarde à pièce unique pour un deux pièces avec une chambre séparée, incarne le courage, l’énergie, l’amour et l’aptitude à saisir la moindre petite joie qui passe à sa portée. Les Daniel eux habitent une grande villa et ne travaillent ni l’un, ni l’autre. Chez les patrons/ il vient d’où l’argent/ puisque aucun d’eux ne travaille/ fortune personnelle elle suppose. Dans leur belle maison, Alexandrine qu’elle respecte pour son abnégation et son courage et son demi-homme qui n’en peut plus de la vie ont tourné le dos à l’avenir, abandonné tout espoir. Ça pue la mort. La joie et l’amour se sont effacés. La belle vie pour finir comme ça/ isolés/ dans leur demeure bourgeoise/ avec une bonne/ qui fait tout à leur place.  Elle plaindrait presque Madame. Elle ne les envie pas. 

Le cœur du récit se concentre sur le huis clos de Blaise avec celle à qui Alexandrine l’a confié pour trois jours. Entre l’infirme méprisant qui ne cherche qu’une aide pour l’aider à en finir et la domestique qui se méfie mais ressent d’autant mieux la douleur qu’il exprime qu’elle-même porte son fardeau secret, au-delà du mépris de classe, entre ces deux êtres blessés qui ont si peu en commun, dans l’affrontement tout d’abord puis dans l’échange, entre violence et tendresse, va se tisser un lien d’empathie, hésitant puis intense. On est ainsi subjugué par la beauté de la scène ou la Petite Bonne tente des mains d’apaiser ce tronc qui sanglote. Le contact frémissant/ la chaleur des paumes minuscules/ sur ce grand dos d'homme abattu/ arrêtent le temps/ Les tressautements s'apaisent/ Le silence se fait/ Ils restent longtemps/ comme ça/ Elle debout/ droite/ solide/ indispensable/ derrière le corps brisé/ de celui qu'elle n'appellera plus jamais le vieux/ même pas dans sa tête/ mais Monsieur/ parce qu'elle ne voit plus comment s'adresser à lui/ autrement. Ce rapprochement inimaginable socialement des corps maltraités et des émotions prend la forme d’un duel poignant, entre le combat et la danse. C'est d’ailleurs la musique qui les rapprochera. Ces deux êtres marqués par les épreuves progressivement se reconnaissent sans avoir besoin de mots.

Ce récit s’articule autour d’un dispositif formel reposant sur l’alternance de passages en vers libres et de passages en prose, tous à la troisième personne. Les vers libres sont associés à la voix de la Petite Bonne, avec des phrases courtes, simples et souvent sans ponctuation, ceux en prose, porteurs d’expressions d’une élégance plus classique avec un vocabulaire choisi, moult adjectifs et parfois d’amples descriptions, portent les voix d’Alexandrine et de Monsieur. Cette différenciation graphique et rythmique renvoie à la différenciation sociale des protagonistes et confronte deux visions du monde. Les vers libres font ainsi non seulement référence au langage plus restreint de la domestique mais crée un rythme qui nous rend palpable son essoufflement, ces tâches répétitives et physiquement pénibles qu’elle effectue pour ses patrons. Quant à Alexandrine, par éducation, elle se doit de contrôler son langage comme ses émotions en toute circonstance comme le recommandent pour une femme les codes de son milieu. Le rythme apporté par ces retours à la ligne et la musicalité de la langue vitalisent le récit, en marquent les respirations, en soulignent les silences tout en nous ouvrant subtilement un double accès aux pensées intimes de ses personnages mais aussi à ce qui les a forgés. Dès le début, une autre voix parallèle et énigmatique s’exprimant en vers libres à la première personne semblant s’adresser directement au lecteur, s’affiche à droite de certaines pages. La fin globalement et en particulier les vers libres alignés vers la droite de la dernière page est vraiment lumineuse et inattendue. Cette construction originale, sophistiquée et éminemment littéraire s’avère très efficace pour renforcer l’intensité du drame qui se joue sous nos yeux.

C’est un drame, par moments intemporel, sur la guerre et ses conséquences, le déterminisme social, le poids du devoir, la relation aidants-aidés, la servitude, l’entraide, la vie, la mort et le pouvoir salvateur de la musique qu’avec ce récit polyphonique, historique et psychologique tissé de scènes fortes et sensorielles et d’une grande originalité formelle Bérénice Pichat avec La Petite Bonne nous offre.
Un roman d’une incroyable puissance, dérangeant, fascinant et bouleversant.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/09/24)    



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Les Avrils

(Septembre 2024)
272 pages - 21,10 €












Bérénice Pichat
est enseignante au Havre.
La Petite Bonne est son quatrième roman après
la trilogie intitulée
Les promesses des fleurs
aux éditions du Queyras.