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Olivier RASIMI


Lever de rideau


« Naître ou ne pas naître ? Toi, elle te garde. Peu importe les obstacles, la crainte de souffrir, de mourir peut-être, la honte et les qu’en-dira-t-on, elle t’aime dès qu’elle te sait en elle. (…) unique enfant conçue hors mariage, hors concubinage, hors de l’admissible, sauf de l’amour qui est tout, tout et rien dès lors que l’opprobre vous désigne comme fille-mère et rejeton d’un moment d’égarement qu’aucune excuse ne justifie dans cette famille dont ta mère est l’aînée d’une fratrie de quinze. (…) En cette année 1932, on n’a pas encore institué des crèches gratuites, les congés parentaux, les congés payés, pas plus la Sécurité Sociale, les antibiotiques, l’assurance chômage ou celle des retraites. Mais le travail en usine oui. Et des usines on en voit s’implanter de plus en plus à Argenteuil, Colombes, Levallois, Billancourt (…) Pour ta mère ce sont les altimètres, les cadrans de vitesse, à la chaîne, chez Lorraine-Dietrich puis chez Breguet où elle se spécialisera dans le montage de chronographes qui demande plus de précision mais offre un meilleur salaire grâce auquel on vous garde dans la tribu Muller. Sans lui, il est probable que les parents vous auraient chassées sur un coup de sang, dès le ventre gros, à cause de la honte. » 
Ainsi commence ce roman, par la naissance en 1932 de Christiane Muller, l’héroïne. C’est à sept ans que cette adorable petite blonde assistant pour la première fois avec sa classe à une représentation théâtrale trouvera sa vocation. Elle est faite pour le spectacle et n’en démordra plus. Harcelant sa mère pour qu’elle rende visite au directeur du théâtre afin d’en obtenir qu’il lui apprenne le métier et l’intègre dans la troupe du « Petit monde » spécialisée dans les contes pour la jeunesse elle obtiendra gain de cause. À raison d’une séance de répétition qu’elle suit avec autant de bonheur que d’assiduité chaque jeudi elle fait vite ses preuves sur scène et y obtient un beau succès. La gamine est douée et le petit complément de salaire que ramène ainsi l’écolière est le bienvenu. C’est la guerre qui met fin au fonctionnement du modeste théâtre de banlieue et elle sera trop grande pour le réintégrer ensuite. Ce sera alors vers la danse classique, découverte par l‘intermédiaire de son amie Régine qui depuis deux ans suit les cours d’une ex-ballerine d’origine russe, qu’ensuite la fillette va se tourner. L’essai est concluant et la mère décide d’accumuler les heures supplémentaires à l’usine pour pouvoir payer à sa fille ces cours d’exception qui pourraient l’aider à concrétiser ses rêves de spectacle à condition que par sécurité elle poursuive l’école jusqu’au Certificat d’études. Si cet apprentissage technique de haut niveau ne lui ouvre pas les portes du ballet, il lui permettra ainsi qu’à Régine d’être sélectionnée par un directeur de music-hall venu chercher auprès de son amie, madame Safronova, de jeunes danseuses pour son nouveau spectacle. S’en suivra une tournée de six mois au Sud de la France et en Algérie. Mettant à profit son goût et ses acquis pour la comédie et ses cours de danse celle qui à quatorze ans est la benjamine de la tournée trouve vite sa place. Une autre tournée plus courte suivra dans le Nord et la Belgique avant que les deux amies sans projet à venir ne mettent en place un duo comique : Les sœurs Normand. Pour Christiane c’est le bonheur absolu. La scène est comme un chez-soi plus beau que celui où on vit. Qui dure moins longtemps, change au gré des décors, des représentations, un chez-soi où le bonheur se réfugie, et l’ivresse avec lui. Dès ses vingt ans elle parvenue à se faire un nom dans le music-hall parisien passant de la Gaîté-Lyrique à la Comédie Caumartin aux côtés de Poiret et Serrault ou au Casino Montparnasse pour L’Opéra de 4 Fous. À l’occasion, plus tard et avec un peu moins de jubilation, elle jouera aussi quelques rôles secondaires dans des films de divertissement populaire notamment auprès de vedettes comme Jean-Claude Brialy ou Louis de Funès.
C’est dans ce milieu artistique et festif de la nuit qu’elle rencontre Eddy Rasimi, un écrivain, comédien et humoriste enjôleur et bon vivant, dont la grand-mère est la fondatrice du Bataclan, dont elle tombe amoureuse au premier regard. De leurs amours tumultueuses naîtront deux enfants. 

                  Au-delà de la vie aventureuse, précaire et joyeuse d'une troupe de saltimbanques, de sa passion pour la scène et les comédies mineures et populaires qui firent son succès et son bonheur, celle qui prend Cri-cri comme nom de scène témoigne aussi d’un attachement indéfectible à cette mère célibataire qui malgré une enfance difficile auprès d’un père autoritaire et violent et d’une mère submergée, en butte à un rejet familial et sociétal à sa grossesse et usée par l’usine, lui a donné tant de force et d’amour. Comme souvent dans les familles monoparentales, les rapports entre elles étaient fusionnels et c’est avec douleur que Christiane vivait chaque séparation avec elle, comme durant la guerre quand sa mère l’avait exilée deux longs mois à la campagne pour se refaire une santé alors que la pénurie de nourriture sévissait à Paris mais aussi lors de ces tournées pourtant désirées quand elles l’éloignaient d’elle trop longtemps. Quand Cri-cri eut suffisamment économisé sur ses cachets, elle leur offrit à toutes deux leurs premières vraies vacances à Houlgate. Du reste de la famille, seul Pierrot, cet oncle à peine plus âgé dont elle avait partagé les jeux quand Madeleine les gardait tandis que la mère s’esquintait au travail, avait toujours été proche et fidèle. Lui aussi avait subi le rejet mais aussi les coups du père. De très bonnes amies ont jalonné la route de Christiane, ainsi Nicole la fille de l’épicier juif qui partageait ses bonbons avec elle avant qu’elle ne soit exclue de l’école, Régine son aînée de deux ans passionnée par la danse et’Yvette sa copine de music-hall si pleine de bon sens. Puis à son tour avec Eddy elle fondera un foyer. Cette vie riche et bien remplie c’est son fils qui, en s’adressant à elle à la deuxième personne du singulier, nous la raconte.

Dans Lever de Rideau qui non sans habileté prend certaines libertés avec la chronologie pour articuler son récit autour de séquences intimes, sociologiques, historiques et s’arrêter dans l’exploration plus approfondie du monde du spectacle vivant, les oscillations entre malheur et fulgurances de bonheur, drame et comédie, sont constantes. Ainsi le sombre mélo vécu par la vaillante Mamu, issue d’une famille de prolétaires dure à la tâche et lestée de quinze enfants à nourrir qu’ils n’ont jamais eu le temps de regarder et d’aimer, tombée enceinte d’un inconnu  dans la banlieue prolétaire de Paris entre usines et bords de Seine, bascule avec Cri-cri dans le conte de fées quand,  à force de passion et de travail, s’ouvrent pour elle les portes de l’univers scintillant et magique du music-hall et celui de la légèreté et du rire au théâtre comique (dit de boulevard). La gamine sans père est parvenue non seulement à s’y faire une place mais à avoir son nom sur l’affiche, à en vivre de façon confortable et à vivre sa passion jusqu’au bout avec bonheur. Dans ce duo que forment la mère et la fille, si Christiane par la force de ses rêveset sa boulimie de vieest un personnage éblouissant et fascinant qui incarne la réussite, sa mère, cette femme au corps brisé par la chaîne, ostracisée et condamnée à la misère et au malheur par les siens et la société pour sa grossesse, qui n’a jamais accepté ce rôle assigné de victime et n’a cessé de se battre pour offrir à sa fille unique non seulement une possibilité de vie meilleure mais aussi un amour inconditionnel mais respectueux de ses choix et sa liberté, force notre admiration. Christiane et Mamu sont les seuls personnages dont les sentiments nous sont ici dévoilés avec pudeur et de façon indirecte par le prisme du fils-narrateur et double de l’auteur, qui par allusions s’y dévoile parfois un peu lui-même. C’est à travers son ressenti qu’il nous livre l’enfance de Christiane (donc l’histoire de Mamu), la vie de femme et d’actrice de Cri-cri, la relation unissant la mère et la fille et ses liens avec l’une et l’autre. On y devine entre les lignes que si l’enfant a trouvé chez Mamu une seconde maman très affectueuse et que le garçon aime passionnément et se sent aimé par cette mère actrice, ses rapports avec elle sortent du cadre traditionnel des relations mère-fils de par le métier de celle-ci. Entre l’enfant fasciné qui adore cette mère comme une icône et l’artiste qui s’appuie sur cette adoration qui la touche profondément pour construire avec lui une complicité sans faille et lui offrir sa tendresse indéfectible, la réalité de l’échange affectif est réelle et forte mais biaisée et transformée par la pratique et l’univers professionnels de Cri-cri.
On constate de même que les personnages secondaires ici assez nombreux appartiennent également tous au monde du spectacle. C’est dans cet espace artistique fantasque, joyeux et toujours en mouvement du spectacle parisien à la deuxième moitié du XXe siècle que s’ancre ce roman et sur le couple Mamu-Christiane qu’il se construit.

La Seconde Guerre mondiale, évoquée à plusieurs reprises à travers les yeux non de Mamu mais de Christiane encore enfant, inscrit le récit  personnel dans l’Histoire collective. Un matin, en ouvrant les fenêtres, tu vois tomber du ciel une étrange neige noire qui sent le brûlé, se dépose partout (…) tous les oiseaux sont morts. Les arbres ne chantent plus. Quand les Boches entre dans Paris, le théâtre du Petit Monde a fermé ses portes. Plus tard, quand elle s’aperçoit que Nicole, meilleure élève de sa classe, amie et fille de l’épicier juif, et deux autres de leurs camarades qui portent pareillement une étoile jaune cousue sur leurs blouses sont maintenant renvoyées au fond de la classe et que la maîtresse ne les interroge plus, la gamine est gênée et s’interroge mais baisse la tête et se tait comme les autres. Puis ce sera la faim, la peur des bombardements et la scène terrible où avec sa mère elles ont aperçu Josiane, collègue d’usine et amie de Mamu si libre et si gaie dont les parents ont accueilli Christiane et Pierrot dans leur ferme en Normandie, en train d’être tondue à la Libération. Effrayée par la foule, les insultes et les rires, Mamu l’a traînée par le bras et s’est sauvée les joues ruisselantes de larmes et la peur dans les yeux.

Dans ce roman d’inspiration biographique sensible, pudique, joyeux et tendre où la vie et le théâtre s’entremêlent c’est le monde de Cri-cri vu par le petit carré de plastique découpé dans le rideau et ses coulisses que l’écrivain Olivier Rasimi en regardant sa mère jouer, vivre et aimer nous restitue pour en recomposer un somptueux bouquet d’où l’amour s’échappe avec un entêtant parfum. 
À travers l’histoire esquissée de ces deux vies, celle de la Mère Courage moderne qu’Eddy nommait avec dérision « La Mule » et qu’Olivier appelait « Mamu » avec affection, et celle de l’artiste Christiane Muller qui dans un Paris aujourd’hui disparu nous permet de revisiter l’histoire du music-hall à travers une tonique profession de foi dans les vertus du rire, c’est une belle histoire de revanche sur le destin et de libération des femmes que Lever de rideau nous offre. Comme le résume l’héroïne à son fils à la sortie d’un cinéma : On rit, on pleure, on s'émerveille, on a le cœur qui bat, et c'est fini.  

Dominique Baillon-Lalande 
(10/06/24)    



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Olivier  RASIMI, Lever de rideau
Arléa

(Février 2024)
224 pages - 20 €



























Olivier Rasimi,
poète et musicien, est aussi galeriste d’art dans le domaine du dessin ancien. Lever de rideau
est son sixième livre.













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Bébé