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Le silence des ogres est l’autobiographie romancée de Sandrine, née dans la France traditionnelle et patriarcale du début des années soixante-dix (quelques mois après le passage de la majorité de vingt-et-un à dix-huit ans et avant la loi Veil autorisant l’avortement), née des amours illégitimes de Patrice âgé de dix-sept ans qui n’a pas souhaité la reconnaître et d’une mère de trois ans de plus qui a décidé malgré la honte que c’était encore d’être une fille-mère de garder l’enfant pour l’élever seule. Je ne crois pas qu’elle veuille que quelqu’un décide à sa place ce qu’elle doit faire de son corps (…) Elle avait tenu tête à ma grand-mère qui la poussait à avorter. Toujours imaginé qu’elle avait voulu garder une trace de toi, son grand amour disparu (…) toujours cru qu’elle s’était accrochée à moi pour vivre. Ne pas sombrer après que tu l’as laissée tomber. De ce père inconnu, entre la mère et la fille, il ne sera jamais question et Sandrine ne saura rien de leur rencontre, de leur amour ni de leur rupture avant sa naissance. Elle n’a que cette vieille photo de lui que sa mère lui a donnée petite. Le lecteur assiste en direct aux séances où le psy avare de mots pousse doucement la femme à plonger en elle-même. On la voit tâtonner à l’aveugle, avancer à petits pas, entrevoir presque la lumière par-dessus la cime des arbres de la forêt, puis s’égarer, tourner en rond, avant de stopper net ou de rebrousser chemin. Cette fois, j'ai pensé à voix haute et il me reprend. Il ne veut pas de jugement ici. Comme la censure, la critique mène au refoulement. Il veut des phrases. Il veut des rêves. Il veut des pensées. Il veut des associations. C'est par les associations qu'on dévoile l'inconscient. Et tant que je n'aurai pas rendu l'inconscient conscient, il dirigera ma vie et j'appellerai ça le destin, la malédiction, l'injustice ou le manque de chance. Tant qu'il y aura un écart entre celle que je crois être et celle que je suis, mes actes resteront dictés par mes pulsions. Pour m'atteindre et permettre ce travail, je dois donc me confronter au silence. Et à ce qu'il déclenche en moi. Chaque mot et chaque détail ont ici leur importance. Ainsi en est-il de la digression autour de l’étymologie du nom du père qui devient pour Sandrine une nouvelle piste à suivre vers sa libération. Être fille sans père est un cas assez fréquent, de nos jours presque banal, qui ne constitue pas en soi un drame mais les dégâts que provoquent les non-dits et le secret peuvent eux s’avérer ravageurs, et le lecteur se demande effectivement si, autant que la disparition du père, ce ne serait pas l’absence des mots pour dire cette relation amoureuse dont l’enfant est issue et son effacement qui serait à l’origine des angoisses de la petite. Et de même si ce manque ne se serait pas nourri du traumatisme de l’abandon imposé à la mère. Ces entretiens avec son analyste questionne ntaussi la romancière sur la nature des liens qui pourraient exister chez elle entre ce manque originel et l’acte d’écrire : Est-ce qu'écrire mon désir, ma tristesse, mon amour, ma peur, mon intimité, ma colère est une autre façon de trouver un père ? C’est au rythme de ses séances et à ses côtés que cette enfant mal grandie et ambivalente, habitée par un besoin de séduction et de validation qui peine à trouver sa place, se révélera à elle-même et simultanément au lecteur. Puisant lentement dans son analyse les armes qui lui manquaient pour liquider enfin ses comptes avec l’ogre et ses frustrations d’enfant, c’est une adulte désormais libre et responsable de ses choix et de ses actes qui se retrouvera face aux défis qu’offre toute vie de femme, de mère, d’amante, de fille et d’écrivaine. À traverscette autobiographie mâtinée de fiction écrite à fleur de peau, aussi intense que poétique, la narratrice se dévoile à nous non sans pudeur mais sans masque ni feinte nous livrant son impossible quête de ce père qui, tel un caillou dans sa chaussure ou la pièce manquante du puzzle qu’est sa vie, s’interpose entre elle, son présent et le vivant, brisant ses espoirs d’avenir et de bonheur. Cette amputation d’une part d’elle-même l’empêche d’avancer et en fait une proie désignée pour la confusion, les doutes, l’angoisse et la colère. « Un homme qui ne cherche ni à reconnaître ni à connaître son bébé après avoir engrossé une femme n’est qu’un jouisseur, un pourvoyeur accidentel de spermatozoïdes ». « On ne pleure pas les gens qui nous abandonnent. On les idéalise. On les hait. On les enterre vivants en nous. » Le silence des ogres est une aventure intime étonnante qui conjugue harmonieusement psychanalyse, confidences et réflexions avec sensibilité, bon sens et humour (Il n’y a pas de chaton bâtard dans le langage courant. Il n’y a pas de poussin bâtard. Seulement des chiots. Et des enfants comme moi qui ont parfois envie de mordre), sur un rythme vif, avec une écriture fluide et un goût certain pour la formule, les images et la poésie (Mon rêve de toi s’ensable), sans oublier cet ogre terrifiant tout droit sorti du conte de Perrault si apprécié par Sandrine enfant qui ressurgit à espace régulier dans ce récit. Le silence des ogres n’est ni complètement autobiographique ni un témoignage mais un récit sur les liens familiaux sur lesquels, de façon non factuelle et non chronologique mais au plus près du réel et du vivant, l’autrice s’arrête, en observant, éclairant, décortiquant et interrogeant le parcours intime et les mouvements intérieurs de son personnage. Mettre en scène les nœuds relationnels et les non-dits pour à travers des histoires de famille, de maternité ou féminité, raconter des cheminements qui bouleversent et transforment est le fil rouge que de livre en livre Sandrine Roudeix déroule. Le silence des ogres pourrait être une suite au récit d’une naissance sans père d’Attendre (premier roman édité en 2010 chez Flammarion) et de Les petites mères (Flammarion, 2012) qui rapportait l’histoire d’une famille où sur trois générations les mères avaient élevé seules leur fille. Dans celui-ci l’autrice explore le poids, le vide, le manque, les blancs que comble l’imaginaire mais aussi le besoin de filiation à l’âge adulte et le défi pour une femme de trouver sa place, creusant encore de façon sensible et intime le sillon des questions d’identité, de transmission familiale et de l’émancipation féminine. Et si les amateurs de psychanalyse trouveront sans aucun doute ici de quoi se régaler, d’autres pourraient être intéressés par le tableau social de la France des année soixante-dix à nos jours qui lui sert de décor ou par cette réflexion approfondie sur les liens familiaux et la paternité elle-même qui de près ou de loin nous concerne tous et toutes. Dominique Baillon-Lalande |
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