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Emma THOLOZAN


Le rire des autres


       C’était l’époque où je cherchais du travail. Ou, plutôt, le moment où j’en ai trouvé un. Avec l’arrêt des études, plus de bourse. Sitôt mon diplôme récupéré, je m’étais dirigée vers Pôle emploi [...] Sur mon CV j’avais mis " maîtrise de Facebook" pour montrer que je m’y connaissais en informatique, j’ai bien fait, non ? » Anna, la narratrice du premier roman d’Emma Tholozan, raconte, non sans humour, son histoire qui débute par le parcours d’une jeune diplômée en philosophie, les bourses pour continuer son cursus plus élevé étant inaccessibles, de sa fuite en avant pour échapper à sa modeste condition sociale dans le monde de la consommation et son paraître, loin d’être artificiel puisqu’il provoque la faillite de ses ambitions.

       Même en traversant la rue pour s’adresser à une institution experte en matière de conseils à l’emploi, souvent le travail proposé, quand il y en a un de proposé, ne répond pas aux qualifications du demandeur. Anna en fait l’expérience. Elle présente son diplôme à Marjorie la conseillère du Pôle emploi « Je lui ai tendu le bout de papier. Elle l’a retourné plusieurs fois. La face qui se décompose. Mine dubitative. "La philo… Elle n’a pas terminée sa phrase. Puisqu’elle me voyait ici, elle déduisait que j’avais renoncé à l’enseignement. Elle m’a demandé si j’avais des compétences particulières. J’étais spécialiste de l’ontologie contemporaine, mémoire de cent cinquante pages à l’appui. En plus je connaissais par cœur les dix premiers axiomes de L’Éthique de Spinoza. Un peu gênée, Marjorie a coché la case "aucune compétence particulière". » Ce qui ne décourage pas la conseillère pour proposer un emploi, à l’essai, comme chauffeuse de salle d’émissions télévisées. Une tâche ne requérant aucune qualification particulière et consiste à commander les applaudissements ou autres réactions d’un public calibré. Ce qui importe, c’est le mot emploi et au diable tous les beaux discours philosophiques sur l’épanouissement par le travail et toute sa logorrhée paradisiaque. L’ex étudiante en philo mesure abruptement l’écart entre le monde de l’abstraction et le monde du travail. Elle remercie Marjorie par une réplique acerbe : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. », une citation de Sénèque. Rapidement, l’inadéquation se traduit par d’harassantes journées de travail et un salaire de misère dont elle se contente malgré tout. Enfin, elle est autonome et pense à la joie de son père lorsqu’il apprendra la nouvelle.

       On pouvait craindre un roman truffé de citations. Il y en a, mais elles créent le décalage à point nommé. Anna conserve encore, en ce début de narration, une grille de lecture, un esprit critique, héritages de ses études. Des ponts subsistent, normaux, quand on quitte une spécialité en laquelle on a cru. D’anciennes connaissances débattent encore de théories et font sourire. Quelle est la différence entre justice et équité, ou bien à quel courant se rattache-t-on : philosophie continentale ou analytique ? On ne gomme pas aisément des références culturelles comme Les temps modernes, Le dictateur, de Charlie Chaplin ou encore La société du spectacle de Debord. Mais elles ne provoquent plus du tout d’enthousiasme de la part d’Anna et l’évocation de son passé intellectuel déclenche une exclamation de surprise plutôt affligeante auprès de ses nouveaux collègues. Anna, bloquée derrière une porte, arrive en retard, ressent vivement le décalage avec son passé estudiantin quand un collègue ayant débloqué l’entrée lui assène « Il ne faut pas attendre qu’elles s’ouvrent, les portes, il faut les défoncer. » Les maximes professionnelles prosaïques, teintées de l’idéologie individualiste ambiante, sonnent le glas du passé pour un autre ordre du monde. Anna se sent perdue et complétement submergée dans la masse des salariés sans importance.

       Une camarade organise une soirée pour la fin de ses études. Elle veut devenir professeur de philosophie, demande de l’aide à Anna. À l’occasion de cette fête, Anna rencontre Charles-Lucien, dit Lulu qui lui demande : « … "plutôt philosophie continentale ou analytique ?" Je l’ai fixé avec méfiance. Les ténébreux qui citent du Nietzsche, j’en avais ma dose à la fac." Je te taquine, on s’en fout de tout ça non ?" Oui on s’en foutait. » Lulu est l’homme de sa vie, jeune et beau, habile de ses mains, tout le contraire de l’arriviste. Très amoureux l’un de l’autre, ils emménagent, vivent chichement et se contentent de peu. Un soir, rentrant du travail, Anna aperçoit Lulu attentif au résultat du Loto. Elle est indignée. « Chut-Chut, la rabat joie, le coup de foudre est déjà arrivé avec toi, alors j’y crois. J’ai les deux premiers numéros. » Mais pas la suite. « Lulu a fait quelque chose de totalement inattendu. Il a froissé le papier dans sa main jusqu’à le réduire en petite boule et l’a avalé. » Anna rit aux larmes.

       Le lendemain, Lulu perçoit des malaises et une boule dans le cou. Pour Anna, « Lulu avait peut-être la même boule que celle qui me poursuivait depuis l'adolescence ? C’était sûrement contagieux. Je m'en voulais. Il avait l'air si préoccupé.
– Mon amour je te comprends, tu sais. Tu ne te sens pas valorisé dans notre société ? Tu as l'impression d'être un individu en demi-teinte, de n'être personne pour les gens qui t'entourent ? Rappelle-toi Nietzsche, Lulu : "Deviens ce que tu es." »
Le médecin constate une laryngite. Mauvais diagnostique. Lulu, pris de vomissements, retrouve des billets de vingt euros dans ses excrétions. Machine à billet, une conversion qui n’est pas exactement ce que Lulu devrait être. Des sommes, de plus importantes, seront ainsi récupérées les rendant riches. Plus besoin de compter. Une nouvelle vie commence, bouleverse les valeurs de l’un qui ne sont plus les valeurs de l’autre, met en péril l’amour de l’un pour l’autre.

       Emma Tholozan ne baisse pas la garde, le roman commence par une critique de notre société de consommation via la narratrice, continue en inversant le regard de l’héroïne et son comportement. Elle veut profiter de la vie à tout prix. Le constat n’est pas nouveau, cependant le ton sur lequel l’auteure égrène son inventaire est plein de fraîcheur et inventif. Elle recourt au fantastique, stratagème déjà utilisé par Sébastien Thiéry dans sa pièce Comme s’il en pleuvait. L’argent modifie le comportement d’Anna. Elle se métamorphose de victime exploitée en inconsciente profiteuse et étale une ignominie sous-jacente vis à vis d’autrui dans sa recherche de l’élitisme. Les péripéties d’Anna sont prétextes, aussi, pour déchirer le voile d’univers variés, donnant l’envers du décor, pas toujours aussi enchanteurs qu’ils en ont l’air. Parmi ceux-ci, le métier dont la tâche principale est de provoquer Le rire des autres. "La richesse ne suffit pas pour atteindre le bonheur", proverbe souvent complété selon certains : "il y contribue". Pour Emma Tholozan, l’argent fait surtout vomir !

Michel Martinelli 
(28/06/24)    



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Denoël

(Janvier 2024)
176 pages - 17 €

Version numérique
11,99 €












Emma Tholozan
travaille dans l'édition.
Le rire des autres
est son premier roman.