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Stefanie VOR SCHULTE

Serpents dans le jardin

Johanne Mohn est morte à L’hôpital. Depuis l’enterrement Adam, le veuf terrassé par la douleur et la stupéfaction, a sombré dans une profonde léthargie, a quitté son travail, ne sort plus de leur appartement où il traîne en conservant sur lui la chemise qu’il portait ce jour-là. Ils ont eu ensemble trois enfants.
Steve, revenu de la ville où il suivait des études universitaires pour les aider et les soutenir, est l’aîné. Il a pour indéfectible complice ce longboard (planche à roulettes) qui lui a toujours permis d’échapper à ce qui l’oppresse. « Enfant déjà, son esprit divaguait pendant la classe. Il frissonnait devant les grimaces du papier peint, avait de longues conversations avec la boule tarabiscotée d’une rampe d’escalier. Tout son monde est fait des détresses de ces visages qui se confient à lui. »
Sa sœurLinne, adolescente qui à l’hôpital « avait senti que son chagrin allait d’une seconde à l’autre déborder, la briser en mille morceaux, qu’il lui faudrait se débattre à coups de pieds. Attraper tous les objets et les fracasser (…) On n’arriverait pas à la maîtriser même en s’y mettant à quatre (…) Elle était forte comme un loup-garou, au point qu’on devrait lui enfourner une pilule argentée entre les mâchoires », est depuis cette disparition inacceptable animée d’une agressivité, d’une rage et d’un désir d’ailleurs, d’indépendance et de liberté qu’elle évacue dans des spectaculaires bagarres au collège ou à la piscine quand des garçons plus âgés s’approprient l’espace commun du toboggan.  
Micha, le cadet, depuis ce jour fatal ne dort plus. « Il parcourt en hâte les souvenirs de sa mère. Les plus inouïs. Les plus anodins. Tous encore présents (…) toujours cette peur d’oublier ce qui est important comme ce qui l’est moins (…) Il ne veut pas ne plus avoir de chagrin car c’est le chagrin qui le relie à elle. Derrière il n’y a que le vide. » Depuis la naissance, c’est dans l’eau et des rêveries aquatiques qu’il se réfugie.

Dans le salon, sous vitrine, trônent les carnets intimes de la morte récupérés par Adam dans les poubelles contre la promesse de ne jamais les lire ou les laisser lire par quiconque. Dans un premier temps, afin de respecter sa volonté, Adam et ses enfants décident donc chaque soir d’en ingérer une page sans l’avoir lue. Une solution radicale qui déconcerte leur voisinage intrusif dont les Kalster, affichant une bienveillance de façade mais toujours à l’affût d’un commérage à faire circuler. Cette famille qui semble se noyer dans son chagrin depuis la mort de la mère inquiète l’entourage qui craint que cette tristesse apparemment inconsolable ne débouche sur des comportements nocifs ou dangereux. Quand Micha qui a pris l’habitude de faire régulièrement la lecture à une pensionnaire de la maison de retraite pour retrouver un moment la complicité qu’il avait partagé avec sa mère à l’hôpital se voit brutalement congédié pour son attitude trop invasive aux yeux de la famille, les voisins pour les aider à surmonter l’épreuve dignement et à faire leur deuil comme il est d’usage de le faire saisissent le « Bureau du Deuil »  dont la mission et justement de remettre les égarés dans le droit chemin. « Un individu dont le deuil est visible est une nuisance pour la société (…) Il convient en effet, malgré cette regrettable perte, de tourner son regard vers l’avenir. Se séparer d’objets peut y aider. De même que de visualiser les moments les plus précieux et choisir un objet qui vous relie à eux. Faites au deuil une place réduite à votre domicile. Détachez-vous des choses. Optez pour un chagrin resserré. Telle est notre instante recommandation ». B. Ginster sera choisi pour être dorénavant leur « accompagnateur de deuil ».
Mais comment accepter la disparition de l’épouse adorée et de la mère ? Pourquoi imposer à marche forcée un processus de deuil formaté d’avance ? « Pourquoi le presse-t-on de faire un tri dans ses souvenirs ? d’en élire un, le meilleur, seul digne d’être gardé, et de renoncer progressivement à tous les autres ? » se demande le cadet, rétif à la pression exercée par le jeune fonctionnaire Ginster sur les Mohn. La famille doit trouver sa propre stratégie pour se remettre en marche. « Nous allons inventer des souvenirs pour ceux qui viendront après nous. Nos petits-enfants et les petits-enfants de nos petits-enfants. (…) Ce qui reste d’un être est impuissant à dire tout ce qu’il a donné. Les sentiments qu’il a éprouvés et inspirés. Et dont l’intensité doit demeurer. Peu importe que le souvenir soit conforme à ce qui a été. »  Ils continuent donc à engloutir feuille par feuille ce que la mère a consigné dans ces carnets frappés de l’interdit d’être lus mais décident en même temps d’inventer des histoires, des fables, des récits dont la mère aurait pu être l’héroïne, des moments purement fictifs qui pourtant renferment en eux l’essence de cette figure tant aimée qu’était Johanne. Ginster, qui fasciné et troublé finit lui-même par se prendre au jeu, rejoint le cercle.

Avec l'aide de rencontres improbables, plus variées et plus étonnantes les unes que les autres, les Mohn vont peu à peu remplir le vide laissé par l’absente, lui recréer un passé magnifique et la laisser partir.


                                      À travers cette famille terrassée par la douleur de la perte que dans Serpents dans le jardin Stefanie vor Schulte met en scène, le lecteur est confronté simultanément aux ravages du deuil et à l’incroyable solidarité, ingéniosité et aptitude de vie de la famille Mohn dont les ressources ne viennent jamais de ce qui leur est conseillé ou imposé plus ou moins ouvertement mais de leur propre énergie et de leur désir profond d’offrir à Johanne le tombeau flamboyant qui lui convient.  Chacun d’entre eux réagit cependant de façon personnelle avec sa propre personnalité qui sont ici toutes atypiques et affirmées et va réagir d’une manière différente. L’intervention dans le récit de personnages extérieurs comme Ginster dont l’évolution est aussi flagrante que surprenante, Bassert, l’étrange habitant du cimetière, ou Marlène, l’amie pleine de fantaisie de Steve, font parfois dériver la barque abritant ce huis clos familial en souffrance vers d’autres îles. 

Ce texte énigmatique qui avec une rare sensibilité et beaucoup de délicatesse aborde de façon originale, entre ancrage dans le réel, fable et onirisme la thématique complexe et douloureuse du deuil, parvient sans peine à nous embarquer pourvu qu’on lâche prise pour se laisser dériver dans ce monde parallèle plein d’amour, de poésie, de fantaisie, positif et néanmoins émouvant que Stefanie vor Schulte a composé pour leur servir d’écrin.  

Serpents dans le jardin (titre aussi mystérieux que ce récit) est aussi une belle profession de foi adressée à l’imagination, aux images et aux mots qui parfois adoucissent le chagrin, voire même nous émeuvent ou nous font sourire, à leur pouvoir immense, irrationnel mais certain. Un livre étonnant et mystérieux qui nous parle au cœur, nous charme et nous console. Une belle surprise pour qui s’y laisse prendre.  

Dominique Baillon-Lalande 
(18/06/24)    



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Lectures







Stefanie VOR SCHULTE, Serpents dans  le jardin
Héloïse d'Ormesson

(Février 2024)
208 pages - 20 €

Version numérique
17,99 €

Traduit de l'allemand par
Nicolas Véron













Stefanie vor Schulte,
née à Hanovre en 1974,
a été scénographe
et costumière.
Après Garçon au coq noir, Serpents dans le jardin est son deuxième roman.