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Xia Jia


Ton temps hors d’atteinte


Cette Novella de chine (du nom de la collection), qui compte tout de même cent cinquante pages, est écrite à la première personne par une narratrice, Xiao Man, que nous suivons de l’enfance à l’âge adulte et qui s’adresse, de la première à la dernière page, à un « tu » dont nous ne connaîtrons pas le nom mais dont nous savons tout de suite qu’il s’agit d’un garçon.
C’est un texte étrange, original et surprenant, qui mélange les genres au fil des chapitres, passant successivement du récit d’enfance à la romance amoureuse et de la science-fiction au polar...  

Au début, Xiao Man a dix ans et elle a une relation difficile avec le temps. Elle est toujours en retard sur les autres. « Il a fallu des années pour que je com­prenne enfin que j'étais en effet plus lente que les gens normaux. Plus lente pour parler, plus lente pour marcher, et plus lente encore pour apprendre. Il me fallait vingt minutes, voire une demi-heure pour mémoriser une leçon que mes camarades pouvaient apprendre en dix minutes ; les autres finissaient leurs devoirs plus tôt et pouvaient sortir jouer, tan­dis que moi, je passais la soirée penchée sur mon bureau, à écrire mes réponses ligne après ligne. […] Quand je parlais, si mon interlocuteur s'exprimait ne serait-ce qu'un peu vite, je ne l'entendais plus clairement, alors je hochais la tête après son discours, feignant d'avoir tout compris. Peu à peu, les gens ne sont plus venus me parler. »

L’après-midi, en sortant de l’école, elle va au Centre de jeunesse voisin où elle suit un cours de violon dans la classe de son père qui est professeur de musique. Un jour, en se promenant dans les couloirs du centre, elle entend des accords de piano. Par la porte entrouverte, elle voit un garçon plus jeune qu’elle – il a sept ans – qui joue sur un rythme surprenant. « De toute évidence, tu ne savais pas comment utiliser tes dix doigts : tu te contentais de pianoter avec tes deux index mais avec une agilité et une précision étonnante en dépit de ta technique enfantine. […] J’ai fait quelques pas vers toi, sans trop m’en rendre compte, pour mieux voir tes mains. Elles étaient encore petites mais aussi fines et droites que celle d’un adulte. Tes index fragiles se levaient et s’abaissaient comme des colibris dansant au-dessus d’une fleur, comme des gouttes de pluie tambourinant sur des brins d’herbe. »

Xiao Man est fascinée par ce garçon dont la mère est aussi professeure de musique. Mais lui n’aime pas le piano. En fait, tout l’ennuie. Rester assis l’exaspère. Il n’aime que le mouvement. Et puis, il a disparu, elle ne l’a plus revu au Centre de l’enfance…

Elle a poursuivi ses études, assidue et laborieuse, faute d’être brillante. Et un jour, une lecture lui ouvre une piste intéressante. « J’ai lu dans un livre que la perception humaine du temps trouvait sa source dans une zone du cerveau qui dissimulait une horloge invisible contrôlant notre pouls et notre fréquence respiratoire nous indiquant combien de temps s’écoulait dans notre corps Toutefois cette horloge ne se montrait pas toujours exacte. […] Aussi une séparation existe-t-elle naturellement dès la naissance entre les rapides et les lents, les vifs et les engourdis, les fonceurs et les traînards, ceux qui agissent d’abord et ceux qui tergiversent. » Évidemment elle comprend qu’elle fait partie des lents alors que son mystérieux pianiste est un rapide. Une horloge invisible dans une zone du cerveau, voilà qui est intéressant…

Après le collège, elle quitte sa famille pour continuer ses études dans une université du nord du pays. Et là, elle retrouve le garçon, beau et populaire, volage, passant sans cesse d’une petite amie à une autre, toujours fuyant, disparaissant des jours ou des semaines avant de revenir comme si de rien n’était. À chaque fois qu’ils se rencontrent, il ne se souvient pas d’elle alors qu’elle ne pense qu’à lui.

Les années vont passer mais n’en disons pas plus pour que le lecteur ait plaisir à découvrir tous les rebondissements de cette histoire et son glissement progressif vers le fantastique et le polar…

Le lièvre et la tortue de la Fontaine sont ici d’une autre espèce, l’escargot et le loriot, selon le titre de la comptine que le petit pianiste jouait sur un rythme très personnel et que Xiao Man aime fredonner.

Devant la porte, il y a une vigne
Ses nouvelles feuilles sont vertes à croquer
Je grimpe avec ma lourde coquille
À petits pas à petits pas

Sur l'arbre en face il y a un loriot
Hihi haha qui se moque de lui
Le raisin est encore loin d'être mûr
Pourquoi donc montes-tu maintenant ?

Loriot, loriot, ne ris pas
Quand je serai en haut le raisin sera mûr

Un escargot et un loriot, difficile d’harmoniser leurs rythmes mais en littérature, avec un peu d’imagination, tout est possible.

Serge Cabrol 
(07/10/24)    



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Lectures








L'Asiathèque

Collection
Novella de Chine
(Octobre 2024)
160 pages - 9,90 €


Traduction du chinois
et préface de
Gwennaël Gaffric









Xia Jia
a consacré une thèse à l’histoire de la science-fiction en Chine et publié trois recueils de nouvelles traduits dans plusieurs langues.