Ils ont dix-huit ans d'écart, Jean et le « petit Marcel » :
Cocteau est né en 1889, Proust en 1871. Ces dix-huit ans d'écart
ne sont pas tout à fait une génération. Pourtant, l'aîné
nous a légué un monde historiquement et socialement révolu,
tandis que du cadet il nous reste le trait parfait des dessins, intemporel, et
les émerveillements cinématographiques, intemporels eux aussi. Il
semble qu'un siècle les sépare, au moins. Disons que c'est là
l'impression du non spécialiste. Proust et Cocteau, pour tout non lecteur
ou lecteur lambda, ce sont des noms. Le nom de celui qui a écrit À
la recherche du temps perdu, le nom du réalisateur d'Orphée
et de La Belle et la Bête. Pour le lecteur lambda ++, Proust et Cocteau
évoquent les salons, l'amour voué à la mère
ce qui les rassemble – et le confinement ou le tempérament aérien
ce qui les dissocie. Claude Arnaud, dans son essai Proust contre Cocteau
que publient les éditions Grasset en cette rentrée 2013, s'attache
à la relation singulière qui les a unis pendant une douzaine d'années,
de 1910 à 1922. Cet essai, qui se lit d'une traite et nous tient en haleine,
met face à face – et renvoie dos à dos – deux tempéraments
radicalement différents, qui pourtant se retrouvent et s'affrontent dans
ce que l'on nommait le snobisme. Pour eux, à l'époque, époque
révolue, surannée, le snobisme est un dandysme dévié.
Fascination pour les figures « fin de siècle « de ce XIXe qui
ne cessera qu'à la guerre de 14. Proust et Cocteau ont hanté, chacun
à sa manière, cet « entre-deux » non calendaire.
***
Cocteau est un ludion. Tout jeune caméléon, il forge son art
poétique sur les modèles du temps et aime à se montrer.
Sûr de son talent qui ne s'exprimera véritablement que lorsqu'il
aura pris son envol, et ses aises, avec ses modèles, il fréquente
le milieu qu'il faut fréquenter, les Noailles, Montesquiou, Hahn, Chevigné,
Daudet de seconde génération. C'est là aussi le monde de
Proust, ce sont là ses propres modèles : Montesquiou en Charlus
et Chevigné en Oriane de Guermantes.
Proust est un « romancier virtuel ». Il n'a publié qu'un
Jean Santeuil encore trop autobiographique et quelques pastiches qui
ne laissent pas encore deviner le monstre littéraire en devenir. Cocteau
est sur la brèche. Dans ses poèmes, il imite. On pourrait croire
qu'il apprend, qu'il est en apprentissage, mais non, il imite. Ce n'est que
bien plus tard, au Buf sur le toit, ou dans une cabine d'ascenseur
où il lira pour la première fois le nom d' « Heurtebise
», qu'il deviendra ce qu'il doit être : un poète du tout
(graphisme, roman, poésie, cinéma). Pour l'instant, aux côtés
de Proust, il n'est qu'un ludion pas même malicieux. Proust, lui aussi,
n'est encore que « le petit Marcel ».
Ces deux-là s'aiment. S'admirent et se jalousent. Proust jalouse Cocteau,
jalouse son aisance, sa capacité à se faire reconnaître
si jeune. Cocteau
Cocteau est admiratif, sans doute, de l'uvre proustienne
en devenir. Dans l'appartement calfeutré, après que Céleste
a inspecté le ludion, reniflé ses mains, dépoudré
ses joues, Cocteau écoute Proust lui lire le manuscrit de Swann.
Ces deux-là sont contemporains, mais leur temps s'écoule différemment.
Cocteau est reconnu tout jeune dans les salons, pour des poèmes qu'il
reniera et dont il refusera la republication. Proust est considéré
comme un petit snob sans avenir littéraire.
La publication à péripéties du premier volume de la Recherche,
et sa reconnaissance, vont inverser le cours de leurs temps respectifs. Voilà
que l'on célèbre le petit Marcel, voilà que l'on oublie
les débuts fulgurants de Cocteau. Leurs temps respectifs ne seront plus
jamais en phase. Claude Arnaud suppose la jalousie, le succès qui monte
plus ou moins à la tête. Lorsque Proust est reconnu, il semble
que Cocteau soit oublié.
Il y a la blessure Radiguet, le deuil impossible, la vie à reconstruire,
d'un côté. Il y a la reconnaissance tant attendue, enfin venue,
et son lot de menues mesquineries, de petites revanches, de l'autre côté.
Une histoire d'amour qui n'a pas eu lieu, sans doute. Et un regard radicalement
différent sur leur « différence ». Cocteau écrira
Le Livre blanc sans le signer dans lequel il affirmera
son homosexualité, tandis que Proust donnera à son narrateur une
sexualité acceptable, à rebours de presque tous les personnages
de la Recherche.
La rupture n'est pas une rupture. Proust meurt en 1922. Cocteau a encore plus
de quarante ans à vivre et à inventer. Les salons seront autres,
tout aussi mondains, mais différents. Le XXe siècle aura véritablement
donné ses avant-gardismes, ses technologies scénographiques et
cinématographiques. Proust n'aura pratiquement rien vu de tout cela.
N'aura rien pu ou rien voulu voir. Enfermé. Calfeutré. Lors de
sa dernière apparition en public, sous sa redingote d'outre-temps, il
ressemble au monde des morts qu'il a ressuscité. Cocteau, lui, découvre
enfin sa propre jeunesse. Et relit si tant est qu'il l'ait jamais lue
en entier auparavant la Recherche comme l'édification a
posteriori de ce qui n'est plus.
2013 marque deux anniversaires : le centenaire de la publication de Du côté
de chez Swann, le cinquantenaire de la mort de l'auteur de Thomas l'imposteur.
La flèche du temps, imparable, ne réunira pas plus
ces deux géants : le modèle parfait du romancier français
unanimement et mondialement reconnu, le ludion génial en pré-purgatoire.
L'essai de Claude Arnaud, magnifiquement écrit, scelle la fin du match.
Proust contre Cocteau. J'ai mon vainqueur.
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Extraits :
« Cocteau, en outre, a une relation plus qu'approximative aux faits, comme
Proust le déplora encore devant Céleste sa gouvernante, après
1914. Non seulement il arrange, modifie, exagère, fabule, mais il se
ment. Or, Proust voue un culte maniaque à l'exactitude, même
s'il la pratique de façon sinueuse ». (p. 46-47)
« L'influence que la Noailles prend sur lui et l'attention croissante
qu'il consacre à la Chevigné confirment à Proust que son
cadet perd son temps. Devinant artifice et complaisance derrière sa gaieté
continuelle, il le met en garde contre l'idolâtrie, l'érudition
et le mimétisme, ces péchés qui minèrent sa propre
jeunesse ». (p. 93)
« Paris en est témoin : Cocteau-le-lièvre a perdu de son
allégresse, depuis qu'il a contribué à lancer la tortue
Proust ». (p. 116)
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NB : Gallimard rééditera fin septembre 2013 sa biographie de Jean Cocteau.
Christine Bini
(05/09/13)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://lalectricealoeuvre.blogs.nouvelobs.com