Retour à l'accueil du site
Retour Sommaire Nouvelles





Isabelle BALDACCHINO

Les blondes à forte poitrine


Dix-neuf nouvelles avec des femmes ordinaires, des putains ou des mères de famille, de tout âge, prises au vif d'un événement ou d'un jour comme un autre, que l'on surprend dans leur intimité ou qui nous sont révélées par un objet (Marée haute, marée basse) ou un proche (Copralie).
Les prendre une à une pour en mettre en relief l'argument, serait, même si toutes ont du sens et de l'intérêt, un peu fastidieux et desservirait un recueil où ce qui fait lien se niche davantage dans le regard et le ton employé que dans les sujets ou les personnages eux-mêmes.
J'ai donc choisi, pour rester au plus près de ces nouvelles, de piocher pour chacune une phrase ou un passage significatif, comme une esquisse prise sur le vif permettant d'en capter la musique.

« Son pantalon la serre un peu, trop de ventre, trop de hanches. Des seins pas fermes. Mais que voulez-vous, l'âge, les années, les larmes, ça vous déglingue une femme.
Elle commande un Martini blanc, l'alcool des filles. On ne peut pas se tromper avec un Martini blanc, c’est toujours chic. » (Rauque mon chou)

« J'aime ça être la perruque d'une blonde. [...] On en a vu des choses et des gens, toutes les deux. Des hommes qui cassent leur poupée, des vieux qui regrettent leur jeunesse, des jeunes qui veulent grandir trop vite, des grandis trop vite qui retombent en enfance, des malheureux, des taiseux, des silencieux, des amoureux. [...] les pas finis, les mal aimés, c'est toujours pour elle. » (Marée haute marée basse)

« – Moins vous en dites, mieux c'est, m'a recommandé l'avocat.
Mais je n'ai pas pu me taire.
Ma femme était une salope. Oh, ne vous méprenez pas, Madame, j'aimais ma femme. J'aimais beaucoup ma femme mais c'est un fait : ma femme était une traînée. » (Coprolalie)

« Il se souvient du fameux épisode de la chaise en pension : une gamine assise au bord qui doit laisser la place du chat pour garder le dos bien droit. La vie de sa mère : laisser la place. » (Des plâtres et des béquilles)

« En effet j'aime les femmes laides. Celles qui ne sourient pas, les exaspérées, les frustrées, les complexées, j'adore. Les boudinées dans leur top à bretelles au dessus du col roulé, celles qui débordent, les hanches coupées par le string trop petit, les grosses, les rondes, les replètes, les callipyges. [...] j'aime les hors normes. J'aime les grandes perches, les déséquilibrées sur bâtons, les qui n'ont pas de cul dans leur pantalon [...] les plus très fraîches, les poilues, les fanées. [...] Une laide qui fait l'amour, elle happe toute la nuit dans sa gorge. Ca me rend dingue. » (J'aime)

« Je bave un peu. Je pousse la salive avec ma langue. Je grogne, rheu, rheu...je sais que cela la dégoûte. [...] faut me laver, faut me nourrir [...] le pire: changer ma couche. C'est pas une vie, surtout pour ma fille. Et je lui fais bien payer. » (Indigne)

« Je me fous de mes trente huit ans. Je veux lui cracher à la gueule la brûlure d'être sa fille. Je vais la lapider de ma haine, lui asséner dans le foie des poings d'insultes. » (Réunion de famille)

« Elle voudrait hurler: Je n'ai pas de kilos en trop [...] pour bien marteler quelle assume son corps, qu'elle l'aime, qu'elle ne se sent pas en rivalité avec les feuilles glacées d'un magazine féminin. Mais même elle, elle a un doute. » (Ronde)

« Elle était jolie sa petite Jeanne, au début. Mais la misère rend laid. [...] Elle l'aimait son Jules, au début. Après on s'habitue. [...] Qui lui a dit que le fond était un leurre, que la fosse était sans fin? [...] Aujourd'hui [...] il s'est fondu dans l'essaim des ombres, d'un même corps descendant. Il est devenu un sursis. » (Marcasse)

« Je suis seul au monde, depuis toujours, merci maman, mais aujourd'hui tu casses le bail définitivement. Tu m'abandonnes officiellement. J'aurais voulu craner, parler trop fort, pointer mes yeux secs sur les voyeurs venus espérer un scandale. [...] mais putain, ces larmes qui me salissent, qui me trahissent. Ça coule et mon nez coule aussi, et j'ai pas de mouchoir. » (Petite conne)

« Il a pris son appareil photo. Bientôt il arrivera au petit pont  qui mène au parc [...] Il regardera les gens: les amoureux, les vieux, les lecteurs et les fumeurs. Il verra des debout et des assis, des solitaires tout seuls et des solitaires avec leur chien.[...] Alfred photographie les visages. Tout le monde le connaît, ici. » (La photo)

« Je te méprise, je te toise. Je te pitié, je t'arrogance. Tu es à ma merci chaque nuit, chaque seconde, chaque ténèbre. [...] Je suis toutes les femmes dupées, tu es tous les hommes excessifs. Je suis toutes les poupées cassées, tu es le briseur de fées. Je suis toutes les putains, toi, les cracheurs de fiel. Aujourd’hui je suis nue et offerte et je danse. Je danse à la vengeance…» (Au suivant)

« La journée de Monsieur Luchon s'écoule selon l'équation normale d'une droite dont le vecteur unitaire normal est orienté de D (début) vers F (fin). Il rentre chez lui satisfait du devoir accompli. Douche, repas, vaisselle, Monsieur Luchon aime se coucher tôt, un livre sur sa table de chevet, toujours le même, les ''Histoires désobligeantes'' de Léon Bloy, qu'il n'a jamais ouvert. » (Courbe de Bézier)

« Je lui en ai acheté un, une fois, histoire de me rassurer. [...] J'aurais pas dû. J'aurais dû rester sur mon a priori. Il est bon le mec, c'est un putain de salaud d'écrivain. [...] Le Bernard Tapie du Goncourt. Il vend bien ce qu'il écrit bien. Quoique... Bernard Tapie, ce n'est peut-être pas le bon exemple en matière de long terme. » (Chokotoffs)

« Grégoire est déficient mental. Il vit encore chez nous à vingt-huit ans, mais il se débrouille assez pour avoir droit à sa mobylette. » (Géant)

« Ce qui m’inquiète c'est le bruit que va faire mon corps à l’atterrissage. [...] Surtout ne pas regarder en bas. J'essaye vaguement de me distraire en jouant le voyeur, mais inutile de noyer le poisson, le sol se rapproche. C'est un fait. » (Le long cri du A)

« Quatorze ans. Mes seins me gênent déjà, moi qui les ai tant désirés. J'ai envie de rentrer chez moi, de m'asperger d'eau pour enlever le fard que j'ai négocié toute la semaine à coup de piétinements. Je croise le regard d'un gamin. Il me sourit. Oh non, duvet sous le nez et appareil dentaire. » (Bal des fantoches)

« Elle riait fort, chantait faux, se rasait les jambes dans les toilettes des stations services. En deux jours, elle m'a rendu fou. » (Carmen)

« Ghislaine et René s'en allaient parfois en scooter. Elle s'accrochait à sa taille, un casque beaucoup trop grand pour elle, un gilet jaune fluo pour lui.
– Regarde, Kate Moss et Karl Lagerfeld vont en virée. » (On the road again).

Cela donne un bon aperçu de la fantaisie, la diversité qui en aucune façon ne nuit à la cohérence, et la trivialité calculée de ce recueil au titre provocateur et à la construction ludique (les derniers mots d’une nouvelle étant repris pour commencer le texte suivant, un peu à la manière de La Ronde de Schnitzler pour marquer la valse des existences).

Ces nouvelles plurielles portent un regard distancié sur le monde qui nous entoure, pour adopter souvent un point de vue différent et en cela original sur le quotidien banal d'inconnus qui nous ressemblent.
Ici, des femmes de tous âges, blondes ou non, fortes poitrines ou œufs sur le plat, mais aussi en plus petit nombre des hommes et des enfants, tous croqués en quelques pages, incarnant la rage et se distinguant souvent par l'humour avec lequel il masquent les manques qu'ils ressentent, sont mis corps et âmes à nu par le regard acéré mais non sans tendresse de l'écrivain.

L'auteur, doté d'une remarquable acuité d'observation et d'un penchant pour les énumérations incongrues, témoignant d'un goût prononcé pour les changements abrupts de niveau de langue et les formules crues, cinglantes voire saignantes, se joue des extrêmes et ose tout, de façon offensive et drôle.
S'inspirant du jeu du chat qui traque la souris, l'écrivain griffe ses personnages, les insulte ou les caresse avec une grande part d'autodérision et non sans causticité, élaborant ainsi une fresque féroce dont le thème serait la violence de notre société génératrice de solitude et de carences affectives pour des êtres de plus en plus perdus et de moins en moins aptes à communiquer.

Du noir passé à la moulinette de l'humour. Irrésistible !

Dominique Baillon-Lalande 
(28/07/15)    



Retour
Sommaire
Lectures









Quadrature

(Mai 2015)
118 pages - 15 €













Isabelle Baldacchino,
nouvelliste belge, a déjà publié un autre recueil, Le manège des amertumes, chez Quadrature en 2013.