Retour à l'accueil du site






Françoise BOUILLOT


Mes oncles d’Amérique


- Vise un peu la dégaine de ces deux-là, m'avait dit Grichka. Ils veulent se faire tuer, ou quoi ?
Ils étaient bien remarquables en effet pour l'Alphabet City du début des années quatre-vingt, longue suite de tanières de revendeurs de drogue doublée d'une vaste poubelle à ciel ouvert. L'un et l'autre en costume trois pièces coupé dans un épais tissu à chevrons malgré la canicule, et cravatés l'un et l'autre jusqu'à l'étranglement. Vieux aussi, bien trop pour un secteur où l'espérance de vie faisait chuter toutes les statistiques municipales.

Les personnages, le lieu, l’époque, tout est bien singulier dans ce court roman où la tendresse le dispute à la violence environnante. Singulier et un brin nostalgique.

Dès les premières pages, la narratrice et son amie Grichka sont en train de changer leurs bébés respectifs à Paris, à deux pas du Sacré-Cœur quand l’annonce par Grichka de la mort de l’oncle Mark nous expédie en quelques lignes de l’autre côté de l’Atlantique bien des années plus tôt.

A l’époque, les deux jeunes filles avaient une vingtaine d’années et vivaient depuis deux ans dans un quartier délabré de Manhattan, Alphabet City, ainsi nommé parce que délimité par les avenues A, B, C et D, les seules de New-York baptisées par une simple lettre.
Un dicton (merci Wikipédia) était alors utilisé par les New-Yorkais à propos d'Alphabet City :
Avenue A, you're Alright, tout va bien
Avenue B, you're Brave, vous êtes courageux
Avenue C, you're Crazy, vous êtes fou
Avenue D, you're Dead, vous êtes mort.

Les filles habitent avenue A mais, leur épicerie étant fermée, elles font leurs courses avenue C le jour où elles rencontrent un étrange couple, comme des Bouvard et Pécuchet britanniques échoués dans les gravats de cette zone mal famée.

Je sentis un frisson : les fenêtres à guillotine, le toit plat et la brique peinte en crème des immeubles pauvres du Lower East Side ; l'infini terrain vague ouvrant au bout sur l'East River qui charriait ses barges d'ordures et, en face, d'autres terrains tout aussi vagues dans Brooklyn alors peu construit : un endroit bien étrange pour deux messieurs si distingués.

Qui sont-ils ? Que font-ils là ? C’est ce que nous découvrons peu à peu au fil des rencontres entre nos deux baroudeuses et les deux exilés londoniens.

Qu'ils fussent un couple, nul n'en doutait à part eux-mêmes. Si c'était une évidence, eux apparemment ne l'entendaient pas de cette oreille. Ils répétaient, d'un ton tranquille et sans jamais se démonter, qu'ils étaient bons amis et voilà tout. Cette affaire-là faisait mourir de rire nos travestis.

Ce roman est la chronique d’une petite communauté aux mœurs libertaires dont les membres mènent une vie un peu déjantée mais où les deux Anglais vont trouver compréhension, respect et chaleur humaine.

Malheureusement, la mort n’épargne pas toujours ceux qui s’aiment…

Quand un drame survient, la narratrice et Grichka veulent comprendre ce qui s’est vraiment passé. Elles vont rencontrer un certain Donald et ce qu’elles apprendront leur ouvrira les yeux sur des réalités moins tendres. 

Un très beau texte, oscillant entre humour et émotion, légèreté et souffrance. Ainsi les jeunes filles vont-elles découvrir que la vie, sur les bords de la Tamise ou de l’Hudson, n’est pas un long fleuve tranquille. Un roman initiatique en quelque sorte…

Serge Cabrol 
(09/03/15)    



Retour
Sommaire
Lectures








Joëlle Losfeld

(Janvier 2015)
80 pages - 9 €









Françoise Bouillot
est essayiste, traductrice
(entre autres de Jake Lamar) et romancière.
Mes oncles d'Amérique
est son sixième livre publié.