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À travers les yeux de Charlie, 24 ans, c'est toute la vie du Grand Magasin qui va se dérouler au quotidien sous nos yeux. L'orphelin travaille au rayon poissonnerie comme apprenti auprès de Monsieur Giordino, que le garçon pense ancien pêcheur italien et qui l'impressionne par « son allure massive de videur de boîte » mais surtout sa connaissance des poissons, son savoir-faire et son calme. L'homme est un raconteur d'histoires, un passionné de football et un blagueur qui a pris le garçon timide à l'air un peu nigaud sous son aile. Aux côtés de son chef, derrière son étal, il se sent presque à l’abri et apprend assez vite à identifier et à préparer les poissons. Découpage, évidage, déshabillage, emballage et autres savantes manipulations de la marchandise, n'auront bientôt plus se secrets pour lui. Il y a aussi chaque soir le nettoyage méticuleux des tables de travail et le stockage dans les frigos des invendus et, chaque matin, la répartition de la glace et la présentation avantageuse de la marchandise avant l'arrivée de la clientèle. Le plus difficile est d'apprivoiser les monstrueuses machines qu'il doit utiliser et de dépasser son appréhension quand le client s'adresse à lui. Et puis, il y a la zone "zéro" : « On dit je vais au zéro et ça veut dire qu’on va jeter les déchets. » Et non seulement les déchets mais aussi les denrées périmées ou gâtées car il est formellement interdit au personnel d’emporter les restes ou les invendus. « On risque une grosse amende, ou pire. Alors on jette… ». Charlie longtemps a détesté descendre au "zéro", sombre, puant, avec ses énormes containers la gueule grande ouverte qui avalent tout. Mais tout change quand Émile est employé dans la zone. Émile qui parle bien, lit beaucoup, et qui témoigne pourtant immédiatement gentillesse et intérêt à Charlie. Il lui prête les livres qu'il met de côté refusant de les pilonner, lui lit de la poésie et surtout, partage avec lui seul son grand secret : l'étudiant, moitié artiste, moitié journaliste, s'est fait embaucher là pour faire un reportage photographique sur le gaspillage alimentaire. Alors il trie, fait ses clichés, comptabilise tout ce qui parvient au "zéro" pour alerter l'opinion sur cet immense gâchis. Émile, qui dort souvent sur place aime à discuter avec Charlie à la fermeture du Grand Magasin, l'invite même parfois pour la soirée. Et Charlie, face à ce garçon aux antipodes socio-culturellement de lui, se sent assez à l'aise en sa présence pour que sa parole se libère, qu'il se lance même à dialoguer sans crainte. Autour d'eux, le personnel du magasin, des petits ou grands chefs à celui qui est affecté au tri des fruits et légumes abîmés, trouve aussi sa place, par des saynètes réalistes qui prêtent souvent à sourire ou à s'émouvoir. Avec quelques focus sur la clientèle, c'est tout un tableau pointilliste mais coloré et évocateur de la société dans laquelle nous évoluons qui se trouve ici composé.
L'œil de l'espadon est un émouvant roman d'apprentissage.Son personnage de Charlie, quand commence le récit, est comme un enfant mal grandi, ballotté salement par la vie, replié sur lui-même. L'affection paternelle de Giordino, guide prenant le relais du concierge de l'orphelinat qui a endossé ce rôle "parental" par le passé, est l'accompagnateur idéal pour aider l'adolescent à regarder l'avenir et à oser franchir la frontière de l'âge adulte. Mais Émile n'est pas qu'un personnage d'accompagnement. C'est aussi un idéaliste positionné sur le champ de la politique et du combat écologique qui vient jouer le grain de sable dans la mécanique du Grand Magasin, avec en point de mire le phénomène de la surconsommation. Le charme de ce récit repose sur l'art de la proximité et de la confrontation. Proximité du lecteur avec Charlie et Émile mais aussi avec tous les personnages croqués ici, même brièvement, avec bienveillance et respect. Confrontation, au-delà de l'opposition culturelle entre les deux amis qui soutient le roman, entre cette générosité populaire du quotidien et la violence de la machine "grand magasin" à l’œuvre, comme métaphore de notre société tout entière. L'ensemble, style, personnage, scénario, est d'une simplicité, presque une naïveté, à la fois rafraîchissante et troublante. Cette fable aux accents réalistes, avec un équilibre périlleux mais jamais perdu, alterne la dénonciation obstinée des dysfonctionnements sociétaux et une véritable ode à l'humain et à la vie. Un premier roman très réussi, intelligent et séduisant, qui fera sans doute partie des bonnes surprises de cette rentrée. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Zoé (Septembre 2015) 160 pages - 16 €
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