Tant que je serai en vie
Un texte sous forme d'inventaire, à travers l'autobiographie intérieure
et sensible d'un homosexuel au plus fort des "années sida"
de 1980 à 2011.
Mais ici, beaucoup plus qu'un simple témoignage gay, l'auteur nous livre
le récit d'apprentissage d'un jeune homme que le théâtre
et la littérature ont ouvert au monde et à lui-même et qui
rencontrera l'amour en la personne de Thierry avec « sa beauté
si particulière d'Eurasien, sa délicatesse, sa force intérieure ».
Olivier a 20 ans quand il s'installe chez son amant. « Je ne sais
pas ce qui, entre l'amour et la vie matérielle, l'effraie le plus. [...]
Oui, on peut aimer sa mère et la quitter. On peut la haïr également,
tant elle peut nous énerver et nous faire honte avec ses caprices de
grande dame. C'est ça les mères. Je me sens prêt, prêt
à grandir sans elle, loin d'elle [...] Par sa sublimation de la mère,
Duras me permet de dire au revoir à la mienne et d'accueillir l'amour. »
Trente ans après, il vivra encore à ses côtés.
Chez ce garçon qui souvent peine à trouver sa place, pointent
par moment des questions existentielles ou des réflexes de lutte de classe.
« Jamais je n'ai ressenti un tel sentiment d'infériorité
dû à ma classe sociale. Infériorité culturelle qui
me semble irrémédiable malgré mon travail des dernières
années où je n'ai eu de cesse de rattraper mon retard de lecture
accumulé depuis l'enfance. »
En vingt-cinq courts chapitres dont chacun porte le nom d'un artiste, l'auteur
croise élégamment sa vie intime avec ses émotions artistiques.
Il déroule la liste de ceux qui ont jalonné son itinéraire,
ont compté, voire ont forgé ou infléchi sa vie. Des femmes
(Edith Piaf, Barbara, Pina Bausch, Violette Leduc, Marguerite Duras
) ou
des hommes (Vinaver, Boltanski, Bram Van Velde, Coppola, Jim Jarmusch, Gus Van
Sant, Claude Lanzmann, Michel Foucault, Jean-Luc Godard, Hervé Guibert,
Olivier Py...) pour la plupart aujourd'hui disparus. Il convoque les fantômes
de ceux qui ont illuminé son parcours. Tous, à leur manière,
l'ont aidé à être, à écrire, à supporter
la disparition et accepter les fantômes, à surmonter le chaos et
à aimer. Toujours. Indéfectiblement.
Dans ces mémoires atypiques, l'artiste, lui-même divisé
entre théâtre et littérature et en proie aux doutes de la
création, explore le monde artistique dans sa diversité comme
un affamé ou un amoureux, émotionnellement, pour à travers
le prisme de ses éblouissements et sa vénération, ses colères
parfois, esquisser le tableau de toute une génération d'intellectuels
parisiens dans leur face à face avec leur époque marquée
par la peur collective de la pandémie.
Troisième terme de cette trilogie intime à côté
de l'Art et l'Amour, la Mort, comme une composante même des deux autres
termes, s'impose en force.
Avec le suicide du père par pendaison, quand le narrateur était
encore enfant. « Mon père et ma sur ont emporté
leurs raisons de mourir avec eux, restent les fantasmes et les élucubrations. »
Avec le sida qui vient sanctionner l'acte d'amour de toute une génération
de gays et plane comme une épée de Damoclès sur son couple
avec la maladie de Thierry .
« Je l'imagine sortir de la consultation rue d'Assas. [...] Il
marmonne. Des passants entendent seulement quelques mots : mourir, pourquoi
moi, prévenir Olivier, comment dire, peur, j'espère, merde. On
le prend pour un fou. Il s'en moque. Il sent la mort à ses trousses.
Il s'enfuit. »
« J'ai la trouille de le voir tomber malade. J'ai la trouille
de sa mort. J'ai la trouille de ne pas assurer. J'ai la trouille de rester tout
seul. J'ai la trouille de ne pas me relever. Je suis lobotomisé. Thierry
n'a que 28 ans, moi 26. Bram Van Velde, lui, est mort à 86 ans. Nous
n'atteindrons jamais cet âge. »
L'occasion pour l'auteur de témoigner de toutes les étapes de
la maladie qui n'a pas disparu mais qui s'est comme effacée du discours
collectif avec le répit apporté par la trithérapie. Dire
pour braver l'oubli, tout comme Dominique Fernandez l'avait fait avec L'Étoile
rose pour honorer la mémoire des victimes homosexuelles des camps
de concentration.
Lui a échappé à cela, et à la maladie. Sans savoir
pourquoi. Un survivant, entre soulagement et culpabilité, mélancolie
et appétit de vie. Comme le rescapé d'une guerre éternelle.
Avec Thierry, il voyage.
A Berlin où ils visitent émus le mémorial du génocide
réalisé par les plasticiens nordiques Dragset et Elmgreen. « Une
pancarte nous indique le mémorial de la déportation homosexuelle.
[...] C'est un bloc de béton en forme de rectangle, ses lignes sont pures,
un projecteur éclaire l'une des faces, laissant les autres dans l'ombre.
[...] Une ouverture en forme de lucarne rectangulaire, placée sur l'un
des côtés, nous incite à aller voir ce qui se passe à
l'intérieur. [...] Un film est diffusé en boucle. Nous voyons
deux hommes s'embrasser langoureusement. [...] Ces artistes nous montrent ce
qui est d'habitude caché un couple de même sexe ne s'embrasse
pas dehors, en plein jour et ils placent ce baiser à l'intérieur,
dans un cube en béton protégé du temps. Veulent-ils nous
dire qu'un simple baiser est la seule réponse possible à la barbarie
et qu'aimer est un scandale, voire la pire provocation qui soit ? »
Au Vietnam, accompagnant un retour aux sources pour l'Eurasien.
« La guerre est bien présente dans nos têtes depuis
notre départ de France, celle que Thierry mène contre le virus
est primordiale. Il vient de lancer une offensive contre le sida en débutant
le seul traitement possible : l'AZT. L'autre guerre est menée par une
large coalition mondiale contre l'Irak de Saddam Hussein, envahisseur du Koweït.
La guerre a été déclarée le jour de notre départ.
L'aéroport Charles-de-Gaulle a été bouclé par l'armée,
le décollage repoussé de deux jours. Les commentaires des journalistes
vietnamiens se veulent plus rassurants que ceux des français. Le gouvernement
vietnamien a choisi le camp irakien. Les images sont néanmoins identiques.
Elles sont dépourvues de sens. La télévision persiste à
ne rien montrer que des lueurs floues dans le ciel. La guerre est invisible.
J'attends de rentrer en France pour prendre connaissance des analyses du critique
des images Serge Daney que je lis avec intérêt et qui est lui aussi
atteint du sida. »
La maladie fait son uvre mais l'amant résiste, les traitements
progressent et ils s'aiment encore.
Il y a dans ce récit qui évite magistralement la plainte, le
pathos, le voyeurisme ou la complaisance, beaucoup d'amour, de curiosité
et de douceur. Et finalement dans l'émotion ressentie, provoquée,
invitée, par l'art ou la révolte, et la peur qui saisit chacun
face à la maladie ou la disparition, le lecteur, homosexuel ou non, est
renvoyé à ses propres angoisses.
C'est un texte riche, intelligent, sensible, généreux, qu'Olivier
Charneux, qui possède depuis ses premiers textes le don de la proximité
avec l'humain, en toute simplicité et avec une écriture forte
et authentique, nous offre.
Un livre générationnel qui, s'il évoque avec pudeur les
difficultés du narrateur à grandir et à écrire en
nous ouvrant les portes de son univers affectif amical et amoureux, dépasse
vite l'autobiographie pour creuser dans la matière brute de son époque,
aborder le rivage de l'art, la création et le plaisir intellectuel et
émotionnel qui s'y révèle à celui qui sait voir,
rendre hommage à ceux qui n'ont pas eu sa chance comme ce compagnon tant
aimé encore à ses côtés ou ses amis disparus.
Un beau travail d'écrivain.
Dominique Baillon-Lalande
(05/05/14)