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Christos CHRYSSOPOULOS


Une lampe entre les dents


Ayant constaté qu'il n'arrivait plus à écrire de la fiction, un écrivain abandonne la page blanche sur laquelle il s'acharne sans succès pour descendre marcher dans la ville. Une déambulation de plusieurs jours où il prend le pouls de sa ville malade et de ses habitants.
"La flânerie n'est pas l'affaire d'un nombre de pas. Déambuler c'est inventer. [...] Quand le flâneur ne marche pas, il se transforme en objet urbain. [...] Le flâneur disparaît, se fond dans la masse. [...] Le flâneur peut voir à travers les yeux d'un animal de la ville. Il peut, à volonté, devenir pigeon ou chien errant."
"J'ai fait une fois encore le même tour, celui de ma promenade favorite. Un chien était allongé en travers de la rue. Dans cette rue qui est l'une de mes préférées. À dire le vrai, j'aime presque tout dans ce coin de la ville, d'un amour conscient et immédiat. Je me suis arrêté un instant, inquiet pour l'animal. Quelques minutes se sont écoulées mais il n'a pas bougé de sa place, et aucune voiture qui l'aurait mis en danger n'est apparue. [...] Certaines rues se vident peu à peu.
"

Il remarque les boutiques définitivement fermées, les hôtels et restaurants déserts, se laisse surprendre par les bruits nouveaux apportés par la crise comme le grincement aigu des caddies des chiffonniers à l'œuvre.
S'impose alors à lui la nécessité de dire ce qu'il advient d'Athènes, en ces temps de crise.
"Tout ce que je croisais sur mon chemin me paraissait porteur d'une vague menace. Même les objets inanimés, par exemple les ordures dans la rue, les plaques de bitume éclatées et les dizaines de poteaux en métal plantés sur les trottoirs. [...] Les murs ont des bouches ; ils parlent ; les mots ont des cris. [...] Petit à petit, les quartiers suffoquent. Nous sommes environnés d'espaces clos, livrés à l'abandon, vides, que laissent derrière elles les entreprises en faillite [...] des cavités inoccupées qui, il y a peu encore, accueillaient la vie."
"On dirait que la ville s'est retournée sur elle-même comme on retourne une chaussette. Tout ce qui autrefois avait sa place à l'abri des regards, tout ce qui restait caché - ou plus exactement privé - entre les quatre murs des habitations est aujourd'hui livré en pâture au milieu de la rue, au vu et au su de tous. [...] Les fonctions élémentaires comme manger ou dormir, les disputes, les gestes amoureux, tout cela se déverse à présent autour de nous, avec désespoir, impudeur, sans même la délectation de la transgression, en un spasme nerveux
."

L'écrivain, de jour, de nuit, marche avec son carnet de notes et son appareil photo, bute sur ceux que la société rejette et qui peu à peu investissent l'espace public comme des fantômes ; il les a vus, écoutés, s'interdisant de les réduire à ce qu'ils semblent être devenus, jetés à la rue.
"Un homme écrasé dans une benne à ordures. Dimanche matin à l'aube, une nouvelle tragédie a frappé le monde invisible des sans-abri du quartier de Tavros, quand un sans domicile fixe, qui était entré dans un conteneur pour se protéger du froid, a été réduit en pièces par la benne du camion poubelle. Les employés municipaux avaient déplacé le conteneur dans lequel il dormait sans s'apercevoir de sa présence. Alors que la collecte se poursuivait, le malheureux a commencé à appeler à l'aide et le processus a été interrompu. Les pompiers ont été alertés et le sans-abri a été libéré puis transféré à l'hôpital, où il a succombé à ses blessures graves. Hier soir encore son identité était inconnue, on suppose qu'il s'agit d'un Grec, âgé d'environ cinquante ans. Aujourd'hui doit avoir lieu l'autopsie, ainsi qu'une analyse ADN, qui devraient permettre de l'identifier." relate le journal du jour...
Un exemple de la violence au quotidien qui gangrène la ville aussi sûrement que l'émergence des néo-nazis de l'organisation "Aube dorée".

L'auteur va y voir de près. Il croise de nombreux sans-abri, semblables à celui de ce fait divers, les a regardés, photographiés, a discuté avec certains, s'attachant en particulier à un cinquantenaire bavard ayant trouvé refuge à la gare routière.
"Il y a des aptitudes qu'on est forcé de développer quand on vit dans la rue. Marcher sans se faire remarquer parmi les gens, fermer les yeux sans se laisser troubler par les bruits inconnus alentour, ne pas avoir peur, ne pas se laisser envahir par le dégoût, rester indifférent aux regards des autres, devenir transparent, écouter son intuition et ignorer les mises en garde de la logique - dans la rue la logique est illusoire, d'autres lois règnent ici. Résister au besoin impulsif de contact humain, s'endurcir. Reconsidérer sa foi dans le destin : apprendre à ne pas espérer, mais croire en la chance. Maîtriser ses besoins corporels. Ne pas réfléchir. Voir dans la routine quotidienne un cycle qui se répète et pas un chemin rectiligne insurmontable. Ne pas se hâter, ne pas culpabiliser, ne pas avoir d'inhibitions, ne rien attendre, ne pas craindre la fin. Et plus que tout rester imperturbable, inexpressif, indifférent. Ne se laisser toucher par rien", lui confie-t-il.

La soupe populaire, la recherche d'une chambre, d'un banc ou d'un recoin pour dormir, la solitude, la crasse et la peur, tout lui est livré, à l'état brut, en confiance et sans ressentiment. Tout est retranscrit ensuite par l'auteur, sans fards, sur le papier.
"Le plus grand bénéfice que je tire de ces conversations avec A, c'est la certitude qu'une situation reste à jamais fragile. [...] Il faut se souvenir qu'un équilibre se renverse et peut conduire facilement un individu normal à se marginaliser. Et un individu déjà marginalisé à sombrer."

Mais, celui-ci, et cet autre, croisé, une main pour tenir le couvercle de la poubelle et l'autre pour fouiller dans les ordures avec une lampe entre les dents, ce "corps affalé et exposé à tous les dangers [qui] rappelle que la sauvagerie est encore parmi nous", sont-ils représentatifs de tous les exclus qu'on ne perçoit plus qu'à travers des chiffres et quelques faits divers ?
Comment ne pas évoquer aussi la situation poignante de ces familles qui, pour quelques loyers impayés, se retrouvent à la rue ou entassées dans de vieilles voitures abandonnées, de ceux qui ne parviennent plus à survivre avec le fruit de leur travail ou de leur retraite, de ces femmes incapables d'assurer la survie de leur progéniture, contraintes à avorter. "La présence d'individus errant en silence dans les rues, hantant les immeubles et les gares, sous surveillance, ne laisse aucune trace à la surface de la vie. Seule subsiste la vision spectrale de visages éteints."

Au bout de sa course, l'écrivain noircira les pages de ces images, ces mots, qu'il a volés ou qui lui ont été livrés, comme un témoignage d'humanité.

Ce livre protéiforme est à la fois un reportage, une fiction autobiographique et poétique, un essai.
Une lampe entre les dents, écrit en état d'urgence en 2011, mêle les impressions instantanées des errances de l'auteur dans les rues d'Athènes, pour les mêler à la vie, reconstituée à partir de confidences éparses, d'un SDF avec lequel il a su passer du temps, en y insérant, par moments, une réflexion sur la ville elle-même, son histoire et sa violence révélée, exacerbée par la crise.
"Je ramène des matériaux, je les mets sur la table, je les examine, je cherche les liens entre eux. Aujourd'hui, en Grèce, beaucoup de frontières sont brisées. Entre espace privé et public. Entre urgent et non urgent. Entre ce qu'on vous dit et ce qui arrive réellement. Entre ce que vous espérez et ce que vous avez. Ainsi en ce sens, le pays entier semble désorienté. Tous ces éléments sont contemporains, mais sont aussi des constantes dans notre histoire. Cette chronique essaie de parler de maintenant, mais ne s'y limite pas. À Athènes, on se heurte à la notion de destruction. Une destruction lente, qui a donné les ruines antiques ou une destruction quasi instantanée opérée par la crise contemporaine." explique l'auteur dans une interview donnée à L'Humanité.
L'image et les mots jaillissent du rythme de la marche et des rencontres. La réalité n'est perceptible que dans la multiplicité des points de vue et des témoignages qui, contradictoires ou non, la composent. Elle se trouve aussi, personnelle et intime, dans la subjectivité assumée de l'auteur dans la perception et la transcription de cette ville qui est sienne.

C'est l'humanité en chacun de nous, la déliquescence de tout un système politique, social et économique que ce témoignage littéraire, derrière cet étrange reportage, questionne avec une distance pudique qui n'exclut pas l'empathie. C'est un instantané composite mais aussi un appel à la conscience jailli d'une errance et d'un regard, qui nous est ici proposé.
"Le rôle, y compris politique, de la littérature est de montrer les contradictions d'une situation, de rentre complexe ce qui paraît simple, étrange le familier. Je crois que la politique ne se fait pas en travaillant l'identité, mais en s'attaquant au système, et là je crois être clair. Je veux que mon livre provoque, fasse méditer, et là il jouera le rôle que la littérature et l'art doivent jouer", nous livre l'auteur dans la même interview, éclairant sa démarche.

Devant cette confrontation sans complaisance avec le monde de la misère, c'est aussi sa capacité d'écrivain à se consacrer à l'écriture et la fiction quand la réalité présente se fait si prégnante autour de lui, qu'il tente de mesurer.

Un livre un peu déroutant dans sa forme, assez séduisant par sa langue, mais surtout fort, poignant et profondément humain sur une situation qui ne touche pas que la Grèce et nous interpelle tous. A découvrir de toute urgence.

Ce livre forme avec Monde clos et La destruction du Parthénon une trilogie consacrée à la capitale grecque chère à l'auteur.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/03/13)    



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Éditions Actes Sud

(Février 2013)
128 pages - 16,80 €


Traduit du grec par
Anne-Laure BRISAC












Christos Chryssopoulos,
né en 1968, romancier, essayiste et traducteur, est l'auteur d'une douzaine de livres, traduits en plusieurs langues et distingués par des prix en Europe et aux États-Unis.