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Ciarán COLLINS


Charlie le Simple


« Prenez garde que votre existence insulte pas la façon de vivre de personne »
C’est Charlie, leur ami d’enfance, surnommé le gamal, ce qui veut dire en vieil irlandais, le simplet, l’idiot, le retardé, qui nous raconte, sans vraiment respecter la grammaire, la chronologie et encore moins la rhétorique, (il a, par exemple, horreur des descriptions, alors il fait, de temps en temps, un petit croquis), le bref passage sur terre, comme une lumière au milieu des ténèbres, un flash de beauté dans toute cette laideur, un éclair d’intelligence au-dessus de la bêtise ambiante, la courte vie, une vingtaine d’années, et la mise à mort, des deux seuls êtres qu’il ait jamais aimés : Sinéad et James.

Cette histoire se passe de nos jours, en Irlande, ce n’est pas une histoire de terrorisme et pourtant…
« Sinéad et James rendaient tout ça semblable à des jeux d’enfants. Ils provoquaient une violente sauvagerie et donnaient à Dinky et Teesh des yeux de terroristes vu que j’ai vu des photos de terroristes. »

C’est bien parce qu’ils sont différents des habitants de la petite communauté où ils vivent que Sinéad et James vont mourir. C’est parce qu’ils adorent la musique, qu’ils ont du talent, lui joue du piano, elle chante merveilleusement, c’est parce qu’ensemble ils écrivent des chansons, c’est parce qu’ils ont aussi le talent de faire de leur vie une fête, parce qu’ils sont beaux, jeunes, intelligents, qu’ils s’aiment et que leur amour les rend incroyablement généreux envers les autres, c’est parce qu’ils se moquent des traditions, que la musique est leur seule religion, c’est parce qu’ils ne voient pas la jalousie et l’aigreur s’accumuler autour d’eux qu’ils provoquent la haine. C’est parce qu’ils transgressent les interdits sociaux, lui, protestant, parents riches et cultivés, elle, catholique, pauvre, père alcoolique et borné, qu’ils n’ont pas le droit de se fréquenter. « Dès que Sinéad et James sont devenus amis, il [le père de Sinéad] s’est senti gêné. Une trahison voilà ce que c’était pour lui. « Chacun chez soi et les vaches seront mieux gardées. » C’est parce qu’ils ne supportent pas l’injustice et rêvent d’un monde fraternel, qu’ils sont condamnés.
« Un homme à part. […] Et ceux qui reconnaissaient ça en James voulaient le rabaisser sur des petites choses. Le pire pour eux, c’était que James en était que plus gentil. Il cédait quelque soit l’enjeu vu que les petites choses avaient aucune place dans sa vision du monde. »
En plus, ils n’aiment pas la télé ! « La télé énervait Sinéad. Elle disait que c’était comme la mort. Que ça pompait toute la vie qu’y avait en vous. »

Comme Faulkner, Collins décrit la bêtise et la méchanceté d’une petite communauté paisible, le mal ordinaire, à travers le prisme du regard d’un idiot, « un être qui serait plus qu’un enfant ». Charlie a été horriblement traumatisé par la mort de ses amis et par le procès qui a suivi où il a failli être lui-même accusé de crime. Pour surmonter le choc, son psychiatre lui conseille d’écrire ce qui lui est arrivé.

C’est ainsi que nous lisons le journal plein de bruit et de fureur relaté par un idiot. Au début, pour remplir des pages, on lui a conseillé d’écrire mille mots par jour, Charlie recopie des définitions, répète des mots et des signes de ponctuations, dessine, laisse de grands blancs avec des lignes pour inviter le lecteur à recopier les paroles des chansons que James et Sinéad chantaient, est ravi d’utiliser les chapitres, le fait d’inscrire en gros un numéro et de recommencer une nouvelle page lui semble une bonne trouvaille, mais  le lecteur sait que cette naïveté, cette soi-disant bêtise, va permettre de montrer crûment une société basée sur l’hypocrisie pour soi et l’intransigeance pour les autres, une communauté basée sur la facilité grégaire : on pense tous pareil, à l’église, au match, au pub. « Ensuite ils ont marché vers l’autel les uns derrière les autres. Les garçons à gauche, les filles à droite. Les garçons en costume comme des petits vendeurs de voitures et les filles comme des bébés mariées. »

Le désordre apparent de la relation des faits, dans la chronologie et dans la narration entrecoupée de réflexions pas si saugrenues de Charlie puis dans le troisième tiers du livre des minutes du procès, outre qu’il montre la totale rébellion de l’Idiot et de ses deux amis vis-à-vis de cette société, permet en plus de reculer le moment de l’éclaircissement final, de créer du suspense. Qu’est-ce qui a bien pu arriver à ce merveilleux couple ? Ce désordre donne aussi au lecteur l’impression que c’est lui qui reconstruit le déroulement des événements, alors qu’il lui fait perdre pied et, comme sur un miroir, se pencher un peu plus pour fouiller le microcosme de Ballyronan, ce « très joli coin » qui a, hélas, beaucoup de petits frères !  Et si la fin tragique de ceux qui ne rentrent pas dans le rang ne nous faisait pas aussi froid dans le dos, ce petit coin de terre décrit par Charlie, nous ferait aussi pleurer de rire.

Sylvie Lansade 
(10/12/15)    



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Lectures









Joëlle Losfeld

(Octobre 2015)
432 pages - 26,50 €


Traduction de l'anglais
Marie-Hélène Dumas










Ciarán Collins
est un auteur irlandais
né à Cork en 1977.
Charlie le Simple
est son premier roman.