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Erri DE LUCA


Le tort du soldat


Deux histoires qui s'enchâssent, deux protagonistes qui se croisent.
Le premier narrateur, double de l'auteur, est un écrivain qui s'est intéressé à l'histoire du Ghetto de Varsovie et à la langue yiddish, "parlée par onze millions de Juifs d'Europe de l'Est et rendue muette par leur destruction", parce que "c'est dans la langue hébraïque que les mots ont fait et défait le monde" et "une langue n'est pas morte si un seul homme au monde peut encore l'agiter entre son palais et ses dents, la lire, la marmonner, l'accompagner sur un instrument à cordes". Quand le récit débute, cet écrivain napolitain qui a voulu apprendre cette langue comme un hommage aux millions de morts sans sépulture, est attablé dans une auberge où il a ses habitudes face aux feuillets en yiddish de Joshua Singer, le frère du prix Nobel, que son éditeur lui a fait parvenir pour traduction.
En parallèle, la voix d'une quarantenaire, fille d'un ancien militaire nazi, née en Argentine puis revenue avec ses parents vivre à Vienne. Quand, aux vingt ans de la fille, la mère a quitté le foyer en révélant que celui qu'ils avaient tous fait passer pour son grand-père était en fait son père et qu'il était recherché pour crimes de guerre, la jeune femme a encaissé. Elle a décidé cependant de rester à ses côtés pour s'occuper de lui mais en se positionnant délibérément à l'extérieur de ce passé, refusant la moindre confidence pour ne pas avoir à le juger. "Je n'avais rien à voir avec sa vie d'homme caché, je m'étais simplement occupé de lui." Lui est un nazi convaincu et sans remords persuadé jusqu'au bout que "le seul tort du soldat, c'est la défaite". Il va jusqu'à chercher l'explication secrète de l'échec du programme d'extermination projeté dans les pages de la Kabbale.
L'homme traqué, se faisant discret et neutralisant sa voix car "la voix des gardiens de prison se grave en haute-fidélité dans l'insomnie des prisonniers", gagne sa vie à Vienne, peut-être par goût de l'uniforme, comme facteur. L'ironie du sort veut qu'il livre chaque jour le courrier dans le centre où sont affichés les noms des bourreaux nazis.
La femme assume la malédiction familiale comme un héritage, assurant le bien-être matériel de son père de façon neutre, en installant une infranchissable frontière entre eux. Jamais elle ne cherchera à connaître son vrai nom, celui qu'elle aurait dû porter. Dès qu'elle le peut, ne voulant rien lui devoir, elle financera elle-même ses études. Est-elle consciente qu'en se dépouillant de ses vêtements devant les élèves des Beaux-Arts auxquels elle sert de modèle, elle renvoie son père au souvenir des juifs dénudés avant d'être envoyés aux douches pour être gazés ?
C'est une personne de devoir, alliant détermination et tristesse, dont l'histoire ne prend des couleurs que lorsqu'elle évoque l'été où, enfant, un fils de pêcheur sourd-muet lui avait appris à nager et à manger des oursins crus.

C'est un repas dans cette auberge des Dolomites dont le traducteur est un familier, qui fera jonction. Lui remarque immédiatement cette grande femme déjà attablée qui lui offre un sourire comme "un courant d'air qui ouvre une fenêtre". Un signe d'amabilité qui l'amène à s'installer à une table à proximité quand elle est rejointe par un homme plus âgé, de haute stature, qui semble être son père.
Une rencontre fortuite génératrice de malentendus et de souvenirs : heureux pour la femme qui étrangement revoit dans cet homme discret le garçon sourd-muet qui avait éveillé ses sens, imprimant dans sa mémoire et son corps une empreinte qui ne l'a jamais quittée ; fatals pour le père que la vue des notes en yiddish posées sur la table du voisin a conduit à penser qu'il avait été identifié par ceux qui traquaient les ex-nazis et que sa fuite s'achèverait là.
De quoi précipiter son départ, non sans agitation, pour fuir l'arrestation imminente tandis que la jeune femme en passant près du traducteur conscient qu'il était de façon involontaire la cause de cette fuite précipitée, le gratifie d'un nouveau sourire appuyé.

Étrange et paradoxale situation qui ne manquera pas de mettre en branle l'imagination de l'écrivain.

Erri De Luca nous offre ici un livre troublant, par son sujet mais aussi formellement, par la façon dont il mélange les genres. On y trouve un essai littéraire et linguistique, quand la parole à la première personne se fait autobiographique, – l'auteur qui "se passionne pour cette littérature du peuple juif assassiné" a, comme son personnage, appris le yiddish en 1993 pour "transformer les grandes tragédies de l'humanité en chant et en poésie" ; il est comme lui traducteur du yiddish en italien et écrit des textes fondés sur la Bible – conjugué à une rencontre anodine dans un restaurant qui l'a conduit à imaginer un scénario autour d'un ex-nazi criminel de guerre.
Comme si l'auteur, en tant que non-juif et non-témoin, ne se sentait pas le droit d'aborder directement la Shoah mais s'appuyait sur la culture et les textes fondateurs de ce peuple condamné à une extermination scientifiquement organisée, pour lui rendre place et dignité.
Comme si, également, il lui fallait user de la liberté de la pure fiction pour, à partir des clients de la table d'à côté et de leur départ précipité, oser aborder hors contexte la question morale de la responsabilité en temps de guerre.

Ce livre est comme une synthèse des précédents opus de l'auteur. Jusqu'à présent, il y avait deux veines littéraires distinctes dans sa production, celle des textes sacrés où l'athée par érudition et non par mysticisme plongeait périodiquement, celle autobiographique de l'ex-militant qui à travers ses souvenirs d'enfance, de jeunesse ou d'homme mûr, s'attachait à graver l'Histoire et l'essence de son pays. Ici, les deux directions convergent. On y voit des expressions populaires yiddish trouver écho dans la langue napolitaine, la Kabbale étudiée pareillement par l'écrivain et le criminel fait également lien entre Histoire et Présent, l'île d'Ishia et ses pêcheurs, représentation récurrente de l'innocence et du bonheur de l'enfance chez l'auteur, abrite ici le seul souvenir chaleureux de la fille plombée par le silence et le secret familial. Les différents ingrédients se mêlent dans un va-et-vient permanent, le présent est irrigué par le passé, qu'il soit heureux ou tragique, les histoires ricochent les une sur les autres.
On retrouve ici en bonne place les obsessions et thèmes qui nourrissent ses précédents livres : l'attachement aux racines, la nature, la sensualité des premiers émois du corps et du cœur, l'apprentissage de la langue, l'Histoire de notre siècle, la violence, l'injustice...
Et ce texte hybride d'à peine 88 pages, nimbé de la simplicité, l'humanité, l'authenticité, coutumières à l'auteur, trouve dans son exploration de la mémoire et la culpabilité une densité et une profondeur exceptionnelles. Il a même l'élégance de se terminer sur des paroles de liberté et d'espoir.

Si Le tort du soldat peut sembler un peu court et faire craindre de ce fait au lecteur quelque frustration, le sujet abordé, la sérénité grave avec laquelle l'auteur le fait, la sobriété de sa langue, sa musique qui creuse en nous un sillon profond, l'utilisation étonnante des silences et des ellipses, en démultiplient l'écho et laissent trace en mémoire bien au-delà des lignes imprimées.
Un livre comme une fenêtre qui s'ouvre sur un paysage tourmenté que l'on ne peut posséder d'un seul regard mais qui vous habite immédiatement avec force.

Un texte à hauteur d'homme, humble, bouleversant et lumineux.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/04/14)    



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Lectures








Editions Gallimard

(Mars 2014)
96 pages - 11 €



Folio

(Novembre 2015)
96 pages - 5,80 €


Traduit de l'italien par
Danièle Valin









Erri De Luca,
né à Naples en 1950, romancier, nouvelliste, poète et traducteur, a notamment obtenu le prix Femina étranger 2002
pour Montedidio.

Bio-bibliographie sur
Wikipédia












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