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Thomas DIETRICH

Là où la terre est rouge



Grandeur et décadence d'un petit Rastignac en terre africaine.
Thomas Dietrich (23 ans !) a un incroyable talent pour rendre vraisemblable la façon dont son jeune héros parvient à admettre l'inadmissible. Icare a vingt ans, il ment, il triche, il vole, il accepte toutes les bassesses jusqu'à être témoin d'un meurtre sans dénoncer le meurtrier et nous le suivons avec intérêt, voire avec empathie. Pouvoir de la littérature…

Icare est un jeune surdoué que les études ne passionnent pas. Après avoir désespéré ses parents, il quitte sa province et monte à Paris, confié à un oncle autoritaire censé le remettre dans le droit chemin. Mais le jeune homme préfère flâner hors des sentiers battus.

Au hasard d'une visite aux Invalides, il rencontre Anténor, officier dans l'armée du Tschipopo. Inutile de chercher cette république, elle est issue de l'imaginaire de l'auteur mais toute ressemblance avec des pays existants n'a rien de fortuit. Le Tschipopo représente ces États où règne la corruption sous la férule d'un régime militaire maintenu au pouvoir par des élections truquées aux résultats frôlant le plébiscite.

Le général Anténor introduit Icare dans la diaspora parisienne du Tschipopo et nous offre ainsi quelques chapitres passionnants sur la vie quotidienne dans les quartiers colorés qui entourent Château-Rouge et Château-d'Eau, les maquis (petits bars plus ou moins clandestins), les salons de coiffure et leurs rabatteurs, le magasin de vêtements de la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes), les boîtes de nuit africaines comme Le Titan, Le Prince ou l'Alizée… Icare vit là comme un poisson dans l'eau et parvient à séduire la plantureuse Circée.

Mais l'argent (volé à son oncle) lui file entre les doigts et pour échapper à tous les mensonges qu'il a construits (il se dit étudiant à Sciences Po où il n'a pourtant jamais mis les pieds) et toutes les promesses qu'il ne peut pas tenir (notamment envers Circée), il envisage une fin radicale de son existence.

Heureusement, Anténor lui ouvre un nouvel horizon. Il vient d'être nommé ministre au Tschipopo et propose au soi-disant brillant diplômé de sciences politiques de l'accompagner comme conseiller.

L'arrivée à Pendéré, la capitale, est encore un très beau chapitre qui laisse apparaître la passion de l'auteur pour l'Afrique, lui qui a passé son enfance au Togo puis a vécu au Tchad, en Centrafrique et au Soudan.

Bouleversé, tu m'as bouleversé, Pendéré. Bien sûr, comme tout teint-clair débarquant pour la première fois en Afrique, mes préjugés m'avaient préparé au pire. Et pourtant... Certes, tu n'avais pas mille clochers comme Moscou, tu n'avais pas cent visages comme Paris, tu n'étais même pas trois fois sainte comme Jérusalem, mais tout de même, tu étais belle. Une beauté africaine, cachée, indomptée, imparfaite. Oui, imparfaite, c'est le mot. Contrairement à tout ce que j'avais connu en Europe, il semblait n'y avoir rien d'achevé, tout était en perpétuel mouvement, en constante reconstruction. Tu étais donc la ville au million d'espérances, souvent déçues, rarement comblées.

Pendant quelques mois, ses responsabilités au ministère de la Sécurité publique et de la Sûreté de l'État comme conseiller en charge du renseignement lui laissent le temps de s'immerger dans la vie du pays. Il rencontre le maréchal Hélios, président de la république, mais aussi le lieutenant-colonel Épiméthée, directeur de la police militaire, et le monstrueux commandant Phaéton, le pire de tous, fils du maréchal-président, qui prenait un soin machiavélique à parfaire la répression de toute velléité de contestation.

Et l'amour dans tout ça ? Il se présente un jour sous les traits de la belle Alceste, la fille de l'ambassadeur de France. Une relation compliquée…

Mais la situation de l'État est rarement stable très longtemps et, déjà, les élections législatives approchent. Il faut donner un semblant de démocratie au régime mais sans prendre le risque de perdre le pouvoir. Icare est chargé de diverses missions. Assurer un minimum de formation scolaire aux centaines de voyous ou de mendiants recrutés pour aider au trucage du suffrage. Faire un séjour en France pour espionner la diaspora et dénoncer les éventuels opposants. Et même aller rencontrer le chef de l'opposition en exil dans le Golfe Persique pour s'enquérir de ses projets.

Le résultat dépassera parfois les espérances des candidats comme pour une maîtresse du président qui veut devenir députée mais sans connaître l'humiliation d'un deuxième tour et sera élue dès le premier avec 100,8 % des suffrages exprimés ! Difficile de faire mieux !

Pour Icare, l'histoire tourne au cauchemar et on le retrouve bientôt dans l'état où on l'a découvert dans le prologue, réfugié dans un petit village avec pour seul bien son ordinateur sur lequel il écrit le récit de cette époustouflante aventure.

Un livre passionnant et terrifiant, où le destin d'un jeune homme sans scrupules vient se fondre dans la vie agitée d'un pays rongé par la corruption et dont le peuple est régulièrement dévoré par les hyènes qui se disputent le pouvoir. Quand la littérature se mêle de géopolitique le résultat n'est pas toujours convaincant mais Thomas Dietrich a beaucoup de talent et son premier roman est une grande réussite. Pour un coup d'essai voilà un coup de maître.

Serge Cabrol 
(24/02/14)    



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Albin Michel

(Janvier 2014)
270 pages - 19 €








Thomas Dietrich,
étudiant à Sciences Po, a passé toute son enfance au Togo. Après avoir obtenu le bac à Mulhouse, il est reparti vers l'Afrique
– Tchad, Centrafrique, Soudan – dont il parle langues et dialectes
et où il a travaillé.
Là où la terre est rouge
est son premier roman.