Monsieur Ho est un fonctionnaire de l'ombre qui mène une petite vie
tranquille et routinière avec son épouse : thé Long Jin
partagé le matin, trajets en métro, longues journées au
ministère. Un homme modeste de plus de cinquante ans qui a gravi les
échelons un par un, comme un sujet respectueux de ses devoirs et un agent
obéissant et consciencieux. Il a compris que "dans ce monde de
non-dits de la fonction publique chinoise, aspirer ouvertement à l'excellence
était perçu comme un acte répréhensible d'individualisation
et l'auto-proclamation avait toujours valeur de crime." Un rouage bien
huilé de la grande machine.
Son quotidien est confortable et seule l'absence de sa fille, partie étudier
à l'étranger, vient parfois porter une ombre au tableau. Et puis,
un jour, il se retrouve par les autorités promu au titre de Commissaire
chargé de représenter le gouvernement central auprès de
l'ensemble des provinces pour effectuer une entreprise aussi immense qu'insensée
: recenser à travers la Chine les citoyens. Un milliard trois cent mille
Chinois à compter dans une chine en pleine mutation.
"Au-delà du bête inventaire des âmes, la Chine ressentait
un besoin pressant de dessiner son propre portrait. Le communisme et le capitalisme
habitaient désormais sous un même toit, tout en faisant chambre
à part. Et, bien que les Chinois n'en fussent pas à une contradiction
près, ils ressentaient les symptômes d'un mal étrange nommé
identité."
"Les chaînes de restauration rapide poussaient comme des champignons
après la pluie. Ces restaurateurs étrangers, aux bannières
colorées, prétendaient certes répondre à l'appétit
de leurs clients, mais aussi étancher leur soif de nouveauté.
En moins de deux décennies, des millions de Chinois étaient passés
de la frugalité à la goinfrerie sous la lumière des néons."
Monsieur Ho et son fidèle chauffeur Wei Bei se lancent donc dans un
voyage extraordinaire, à la rencontre des mille visages de l'Empire du
Milieu, à bord d'un train tiré par la mythique locomotive de Deng
Xiaoping qui fait office d'ambassade, blasonné des emblèmes du
Parti. "Il y a avait eu le train de Lénine, il y avait eu celui
de Deng Xiaoping. Il y aurait désormais celui de Monsieur Ho."
C'est au rythme lent du vieux train que Monsieur Ho, dûment costumé
et cravaté, traverse le pays pour collecter les fiches sur lesquelles
1,3 milliards de Chinois ont répondu à 55 questions, esquissant
le portrait de la Chine actuelle.
Lors de son premier arrêt à Shanghai, il découvre la folie
des promoteurs immobiliers et les chantiers monstrueux de cette "utopie
en béton où les gens qui construisent la ville n'ont pas de toit
sur la tête".
Puis, écuré par les réceptions officielles écrans,
le commissaire change son itinéraire pour explorer les zones d'ombre
dont le consciencieux Wei Bei cherche délibérément à
le détourner. Il commence par la sordide prison de Migong, d'où
le directeur même rêve de s'évader et où les nombreux
suicides ou exécutions sont suivis d'un "démantèlement"
rapide des corps pour récupérer les organes à des fins
médicales. Petit trafic pour compéter les fins de mois bien maigres.
Sa deuxième étape est une lointaine campagne où monsieur
Ho ne rencontre que des paysans en colère contre un État qui les
a poussés, pour un salaire tentant mais jamais perçu, à
délaisser leurs terres pour construire une digue d'un million d'arbres
et quatre mille kilomètres, pour pallier aux déboisements successifs
et à l'érosion des sols et lutter contre le vent et le sable.
C'est un pays pluriel, obsédé par l'avenir et oublieux de son
passé, où l'opulence et la corruption côtoient la misère
des campagnes qui s'impose alors à Monsieur Ho.
"Anticipant la tombée des premiers chiffres du grand recensement,
il commençait à en esquisser le fil conducteur : disparité
et pluralité formaient les grands axes de son exposé. La société
chinoise, décomposée, éparpillée, nageait dans une
contradiction permanente. Il n'y avait pas dans son pays un pluriel, mais une
floraison de pluriels, des pluriels de soi, des autres, des pluriels de vérités."
"Il finirait donc sa mission, pour ses concitoyens avant tout, pour
les rapprocher d'eux-mêmes. Le travail du commissaire Ho n'était-il
pas, en fait, celui d'un défricheur de pluralisme à qui l'on demande
de dresser le portrait le plus fidèle possible d'une société
mosaïque en réfléchissant en sourdine aux promesses de cette
chose insolente que l'on appelle ailleurs, parfois tambour battant, la démocratie
?"
Le troisième arrêt, décidé par une défaillance
mécanique de la mythique locomotive, mène Monsieur Ho dans l'immensité
de la steppe de Mongolie, où un chef de gare, perpétuant la mission
de son père mais ne sachant ni pourquoi cette voie a été
construite ni où elle mène, a même oublié à
quoi ressemble un train ; où un chamane qui vit grassement du commerce
avec les nomades cherche à marier sa fille à tout prix ; où
une jeune photographe occidentale excentrique cherche à photographier
l'invisible.
Bloqué dans cette région où son père a été
déporté il y a une quarantaine d'années sans jamais en
revenir, ce fils de victime de la Révolution culturelle et des gardes
rouges ne peut échapper au doute. C'est en solitaire, sur une improbable
machine fabriquée et pilotée par le chef de gare, que le comptable
officiel explore cette terre perdue traversée par une ligne fantôme
où les rails s'interrompent brutalement sans l'ombre d'une raison.
Là, le voyage géographique et scientifique se transforme peu à
peu en quête initiatique et mémorielle, l'homme, confronté
à l'étrangeté de cette zone désertique peuplée
d'esprits, se trouve rattrapé par ses souvenirs personnels et par les
fantômes hantant le passé de sa nation. Un choc, une révélation
qui permet enfin à l'humain, à l'individu dans sa singularité,
de trouver sa place au-delà de sa fonction et ses devoirs.
A la fois fable moderne, épopée burlesque et grinçante
sur l'Empire du milieu et roman initiatique, ce récit décalé,
plein d'humour, de gravité et d'humanité, se charge d'une certaine
morale existentielle.
Les observations du fonctionnaire, autrefois enfouies dans la quiétude
de son bureau sous ses papiers, prennent quelquefois la forme d'un journal de
bord qui vient ponctuer et renforcer le récit.
En parcourant les terres de la Chine profonde, l'agent de l'État, initialement
frileux et docile, découvre tout un monde social et politique inconnu
de lui, ses us et coutumes différenciés, ses hommes porteurs de
questions qu'il ne se posait même pas. Au fil du voyage, nous sentons
grandir son indignation face aux malheurs de son peuple, à l'injustice,
aux transformations et contradictions de son pays aux mille facettes, tiraillé
entre Histoire millénaire, traditions, aliénation de la femme
et révolution industrielle galopante, puissance émergente accueillant
les J. O. et cupidité. Son regard s'aiguise et son esprit s'ouvre jusqu'à
s'autoriser à dénoncer l'aveuglement, la corruption, la rigidité
et l'incompétence de ceux qui tiennent le pays.
Dès lors, générée par cette investigation sur l'identité
du pays, c'est un voyage intérieur avec quête du père absent
et découverte de lui-même, qui va en parallèle s'enclencher.
La gare abandonnée et oubliée et sa voie ferrée unique
ne menant nulle part, construite pour rien au prix de sang humain, symbolisent
cette "désorientation" personnelle du narrateur formaté
au collectif dans l'oubli de sa propre personne, autant que l'incompétence
administrative, la cruauté du régime maoïste et l'absurdité
du pouvoir.
Lors de la dernière halte, la plus longue et la plus significative, semblable
à un aboutissement inexorable et désespéré du périple
commencé dans l'agitation et la modernité des villes, l'immensité
de la Mongolie avec ses steppes, son aspect désolé, battue par
le vent et ignorée des hommes, ne se contente pas de faire décor
mais vient incarner la démesure, la vanité, la perte de sens et
de valeur des hommes et du monde, avec intensité et perplexité.
L'intrigue et le récit se déploient au rythme de la locomotive
poussive, lentement, avec des arrêts brutaux et un suspens par à-coups,
dans la plus grande incertitude.
Le texte est magnifiquement écrit, de façon drôle et sensible,
jouant des analogies et des métaphores de façon poétique
et inventive, avec un style tour à tour élégant et policé,
comme sait l'être le discours commun en Chine, ou percutant quand la révolte
l'emporte.
Le lecteur, lui, se sent happé par cet étrange et symbolique
voyage à la découverte de la terre du milieu et, envoûté,
n'en décroche qu'à la dernière ligne.
Dominique Baillon-Lalande
(06/06/13)