Sept ans qu'elle avait rompu avec ce père inconnu de son mari et ses
deux enfants.
Elise avait gommé ce tyran domestique qui avait gâché son
enfance et celle de son frère de sa mémoire quand un coup de fil
la convoque un soir chez lui à Marrakech de toute urgence et sans explication.
Une réapparition qui la cueille dans un moment de vulnérabilité,
alors que la cellule familiale qu'elle s'est constituée dans la quiétude
et l'harmonie, est au point de se disloquer.
Elle hésite quelques instant à faire la sourde oreille, à
poursuivre cette vie parisienne qu'elle s'est choisie entre la rédaction
de guides de voyage et la charge de ses petits mais, imaginant son père
agonisant, elle ne peut s'empêcher de rêver un ultime dialogue avec
celui qu'elle considère comme responsable de ses difficultés à
vivre son existence d'adulte. Ne serait-ce pas aussi pour tenter d'obtenir ce
témoignage d'amour qu'elle a toujours attendu ?
"Mon père se comparait très souvent à François
Mitterrand. Il n'avait pas d'admiration particulière pour cet homme de
gauche, mais une fascination absolue pour le pouvoir et le président
en était l'incarnation suprême. Comme lui, il portait donc une
écharpe rouge, collectionnait les maîtresses, avait son rond de
serviette Chez Lulu, lisait Le Prince de Machiavel et possédait un labrador
prénommé Adriatique en tout point semblable à Baltique,
la célèbre chienne du chef de l'État. Il n'y avait qu'avec
cette bête que mon père était vraiment gentil. (
)
Quand on possède un chien, il est impossible de ne pas abuser de son
pouvoir. Cela réclame trop d'efforts. Trop d'humanité. Depuis
que j'ai compris cela, je me suis toujours méfiée des gens qui
avaient des chiens. Jamais par exemple je n'aurais pu avoir une histoire avec
un homme qui aurait eu un caniche, ou même un tout petit chihuahua."
"Termine ton voyage, va voir ton père. De toute façon,
rien ne comblera son absence. Ni mon amour, ni celui d'un autre, et nous pourrions
être des centaines à t'aimer que cela ne suffirait toujours pas.
C'est le sien qu'il te faut." lui dira Simon, cet homme qu'elle aime
et qu'elle a meurtri. Alors, Elise lui confie leurs enfants et part au volant
d'une vieille et poussive R5, un "cocon de couleur vert-bouteille-intérieur-vert-absinthe"
hérité de sa mère, une carcasse pleine de souvenirs et
de symboles avec laquelle elle entretient un rapport affectif singulier. C'est
avec elle et par le chemin des écoliers qu'elle se rendra au Maroc. Un
long voyage livré aux caprices de la vieille mécanique datant
de 1972, sur fond de cassettes de Nirvana ou des Stones qu'elle écoutait
dans sa jeunesse et de flashs infos commentant un Printemps arabe aux espoirs
déjà compromis. Un isolement propice à un retour sur le
passé, à une introspection intime, une tentative de comprendre
ce qui a pu faire déraper cette cellule familiale issue d'une jeune Polonaise
ashkénaze éperdument amoureuse et d'un séfarade venu d'Afrique
du Nord.
Serait-ce le traumatisme de l'expatriation en 57, le racisme auquel il a été
confronté dès son arrivée au sein même de sa famille
d'adoption et de la part de la terre d'accueil, ou la simple reproduction du
schéma vécu enfant dans ses propres relations au père tué
d'une balle lors de la guerre d'Algérie, qui auraient transformé
cet homme en despote face aux siens ? Des années plus tard, la narratrice
se souvient encore du visage tremblant de sa mère lors des voyages dans
le huis clos de la Safrane où son mari régnait en maître,
de "la voix obscène des animatrices radio et surtout de son envie
folle de le finir au pic à glace".
Dans l'habitacle du véhicule et la tête de la conductrice, les
fantômes s'agitent...
Deux étrangers est le roman de la séparation : entre le
pays de l'enfance du père et celui de l'exil, entre deux cultures pareillement
issues du berceau juif, entre deux générations qu'une histoire
chargée de drames sépare, entre une fille et son père,
entre la femme et son compagnon, entre l'enfant et l'adulte, aussi. "Ne
plus se comprendre, ne plus parler la même langue. Que ces êtres
soient des parents, des amis, des amants peu importe, l'inconsolable solitude
est toujours la même quand on réalise qu'on est devenu deux étrangers."
A travers son personnage et sa relation avec son père, Emilie Frèche
s'interroge aussi sur la transmission : comment ce juif, orphelin et exilé,
pouvait-il trouver une façon d'assumer correctement son rôle de
père ? "Quand on a une condition d'étranger, comment ne
pas l'être à l'autre ?"
Deux étrangers, c'est aussi le road trip d'une jeune femme en
quête d'elle-même, à bord d'une voiture poussive et folklorique,
un voyage dont la lenteur et les conditions mécaniques aléatoires
mettent la vie en suspens, brouillant passé et présent, créant
une parenthèse génératrice aux remontées de souvenirs
mais aussi aux bilans et à l'introspection. Un parcours initiatique vers
l'identité et l'acceptation de cet héritage parental et culturel
qui de bon gré ou non l'ont construite. Un long chemin vers l'apaisement
et le pardon, aussi.
Mais au-delà de l'analyse des relations familiales, ce voyage évoque
aussi la solitude, la douleur, l'injustice. L'actualité qui entre par
la fenêtre du véhicule, via la radio relatant les manifestations
tunisiennes, syriennes, égyptiennes, est comme un écho à
sa propre révolte face au joug dictatorial de son père et à
ses tentatives de libération.
Dans ce roman à la première personne, souvenirs d'enfance, aventures
cocasses, réflexions sur le couple, la rupture, la parentalité,
la judaïté et les racines s'entremêlent avec sentiment et
humour dans un style vif et un langage simple.
Il en résulte un récit personnel, entre émotion et fantaisie
qui nous embarque à bord de l'antique R5 au bord de la rupture pour nous
mener à bon port avec santé et optimisme.
Dominique Baillon-Lalande
(26/02/13)