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Émilie FRÈCHE


Deux étrangers


Sept ans qu'elle avait rompu avec ce père inconnu de son mari et ses deux enfants.
Elise avait gommé ce tyran domestique qui avait gâché son enfance et celle de son frère de sa mémoire quand un coup de fil la convoque un soir chez lui à Marrakech de toute urgence et sans explication. Une réapparition qui la cueille dans un moment de vulnérabilité, alors que la cellule familiale qu'elle s'est constituée dans la quiétude et l'harmonie, est au point de se disloquer.
Elle hésite quelques instant à faire la sourde oreille, à poursuivre cette vie parisienne qu'elle s'est choisie entre la rédaction de guides de voyage et la charge de ses petits mais, imaginant son père agonisant, elle ne peut s'empêcher de rêver un ultime dialogue avec celui qu'elle considère comme responsable de ses difficultés à vivre son existence d'adulte. Ne serait-ce pas aussi pour tenter d'obtenir ce témoignage d'amour qu'elle a toujours attendu ?
"Mon père se comparait très souvent à François Mitterrand. Il n'avait pas d'admiration particulière pour cet homme de gauche, mais une fascination absolue pour le pouvoir et le président en était l'incarnation suprême. Comme lui, il portait donc une écharpe rouge, collectionnait les maîtresses, avait son rond de serviette Chez Lulu, lisait Le Prince de Machiavel et possédait un labrador prénommé Adriatique en tout point semblable à Baltique, la célèbre chienne du chef de l'État. Il n'y avait qu'avec cette bête que mon père était vraiment gentil. (…) Quand on possède un chien, il est impossible de ne pas abuser de son pouvoir. Cela réclame trop d'efforts. Trop d'humanité. Depuis que j'ai compris cela, je me suis toujours méfiée des gens qui avaient des chiens. Jamais par exemple je n'aurais pu avoir une histoire avec un homme qui aurait eu un caniche, ou même un tout petit chihuahua."

"Termine ton voyage, va voir ton père. De toute façon, rien ne comblera son absence. Ni mon amour, ni celui d'un autre, et nous pourrions être des centaines à t'aimer que cela ne suffirait toujours pas. C'est le sien qu'il te faut." lui dira Simon, cet homme qu'elle aime et qu'elle a meurtri. Alors, Elise lui confie leurs enfants et part au volant d'une vieille et poussive R5, un "cocon de couleur vert-bouteille-intérieur-vert-absinthe" hérité de sa mère, une carcasse pleine de souvenirs et de symboles avec laquelle elle entretient un rapport affectif singulier. C'est avec elle et par le chemin des écoliers qu'elle se rendra au Maroc. Un long voyage livré aux caprices de la vieille mécanique datant de 1972, sur fond de cassettes de Nirvana ou des Stones qu'elle écoutait dans sa jeunesse et de flashs infos commentant un Printemps arabe aux espoirs déjà compromis. Un isolement propice à un retour sur le passé, à une introspection intime, une tentative de comprendre ce qui a pu faire déraper cette cellule familiale issue d'une jeune Polonaise ashkénaze éperdument amoureuse et d'un séfarade venu d'Afrique du Nord.
Serait-ce le traumatisme de l'expatriation en 57, le racisme auquel il a été confronté dès son arrivée au sein même de sa famille d'adoption et de la part de la terre d'accueil, ou la simple reproduction du schéma vécu enfant dans ses propres relations au père tué d'une balle lors de la guerre d'Algérie, qui auraient transformé cet homme en despote face aux siens ? Des années plus tard, la narratrice se souvient encore du visage tremblant de sa mère lors des voyages dans le huis clos de la Safrane où son mari régnait en maître, de "la voix obscène des animatrices radio et surtout de son envie folle de le finir au pic à glace".
Dans l'habitacle du véhicule et la tête de la conductrice, les fantômes s'agitent...

Deux étrangers est le roman de la séparation : entre le pays de l'enfance du père et celui de l'exil, entre deux cultures pareillement issues du berceau juif, entre deux générations qu'une histoire chargée de drames sépare, entre une fille et son père, entre la femme et son compagnon, entre l'enfant et l'adulte, aussi. "Ne plus se comprendre, ne plus parler la même langue. Que ces êtres soient des parents, des amis, des amants peu importe, l'inconsolable solitude est toujours la même quand on réalise qu'on est devenu deux étrangers."

A travers son personnage et sa relation avec son père, Emilie Frèche s'interroge aussi sur la transmission : comment ce juif, orphelin et exilé, pouvait-il trouver une façon d'assumer correctement son rôle de père ? "Quand on a une condition d'étranger, comment ne pas l'être à l'autre ?"
Deux étrangers, c'est aussi le road trip d'une jeune femme en quête d'elle-même, à bord d'une voiture poussive et folklorique, un voyage dont la lenteur et les conditions mécaniques aléatoires mettent la vie en suspens, brouillant passé et présent, créant une parenthèse génératrice aux remontées de souvenirs mais aussi aux bilans et à l'introspection. Un parcours initiatique vers l'identité et l'acceptation de cet héritage parental et culturel qui de bon gré ou non l'ont construite. Un long chemin vers l'apaisement et le pardon, aussi.
Mais au-delà de l'analyse des relations familiales, ce voyage évoque aussi la solitude, la douleur, l'injustice. L'actualité qui entre par la fenêtre du véhicule, via la radio relatant les manifestations tunisiennes, syriennes, égyptiennes, est comme un écho à sa propre révolte face au joug dictatorial de son père et à ses tentatives de libération.

Dans ce roman à la première personne, souvenirs d'enfance, aventures cocasses, réflexions sur le couple, la rupture, la parentalité, la judaïté et les racines s'entremêlent avec sentiment et humour dans un style vif et un langage simple.
Il en résulte un récit personnel, entre émotion et fantaisie qui nous embarque à bord de l'antique R5 au bord de la rupture pour nous mener à bon port avec santé et optimisme.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/02/13)    



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Éditions Actes Sud

(Janvier 2013)
288 pages - 21 €













Émilie Frèche,
née en 1976, a déjà publié une dizaine de livres
et co-fondé les Éditions du Moteur en 2010.