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GAUZ


Debout-payé


Un étudiant ivoirien, Ossiri, atterrit en 1990 à Paris. Il n'a pas de papiers.
Ses parents et grands-parents ont tous exercé le job de vigile lors de leur séjour en France et il devient provisoirement  comme eux un «Debout-payé», en référence à une expression d'Afrique de l'Ouest pour les métiers où il faut être « debout toute la journée pour être payé à la fin du mois ».
« Dans un travail, plus le coccyx est éloigné de l'assise d'une chaise, moins le salaire est important. Autrement dit, le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout. Les fiches de salaire du vigile illustrent cette théorie. »
« On reste debout à regarder jouer les autres, comme le gardien de but au football. Mais c’est une profession où les Noirs sont sur-représentés, en tous cas à Paris, en vertu de la Théorie du PSG, qui établit un lien entre la Pigmentation de la peau, la Situation sociale et la Géographie. »
Une fonction de surveillant « qui semble exclusivement réservée aux Noirs à Paris parce qu'ils ont le physique pour ça. Parce qu'ils font peur. Plus on s'éloigne de Paris, plus la peau des vigiles éclaircit vers le beur. En province, loin dans la France profonde, il y a même des endroits où il paraît qu'il y a des vigiles blancs. »
Tenir jour après jour ce poste à la verticale consiste « à répéter cet ennuyeux exploit de l’ennui, implique d’avoir une vie intérieure très intense. L’option crétin inguérissable est aussi très appréciable. Chacun sa méthode. »

Tour à tour affecté au gardiennage de minoteries désaffectées  ou surveillant dans les temples de la consommation que sont à Paris les magasins de prêt-à-porter féminin de Bastille ou les parfumeries des Champs-Elysées, il est payé comme «Debout-payé» pour préserver le capital des propriétaires et actionnaires, pour protéger des objets de consommation qu'il n'aura jamais les moyens de s'offrir.
Alors Ossiri, doué d'un sens affûté de l'observation, catégorise d'une manière très personnelle  ces clients, établit ses propres statistiques, élabore des théories et lois sociologiques en croisant les données morphologiques des clientes, les transforme en instantanés parfois caustiques mais jamais méchants.
« Les jeunes de banlieue à qui l'on donne le titre abusif et arbitraire de racailles viennent se parfumer systématiquement au rayon Hugo Boss, ou avec One Million de Paco Rabanne, une bouteille en forme de lingot d'or. Il y a du rêve dans la symbolique et de la symbolique dans le rêve. »
Ainsi, a-t-il classé les réactions des clients lorsque le portique de sécurité sonne, en fonction de leur nationalité : « L’Allemand fait un pas en arrière, pour vérifier la fiabilité du système, le Français regarde dans tous les sens à la recherche d’un autre coupable, qu’il est prêt à désigner à l’autorité. Le Brésilien, lui, lève les bras en l’air…»
Autant de réflexions décalées et critiques sur la société de consommation, de portraits intempestifs et politiquement incorrects des clients peints par celui qui met à profit sa transparence pour fouiller en ethnologue la faune qu'il est censé surveiller. Et l'homme qui n’a pas les yeux dans la poche de sa veste noire, a la langue bien pendue.
À l'aune de ce micro-territoire commercial, on append beaucoup de choses sur la capitale, ses habitants, de la jeune qui fait un selfie dans un magasin de fringues pour se voir alors qu’un miroir taille humaine se trouve juste en face d’elle à l’homme élégant au costard cravate qui semble s'attarder sans acheter devant les parfums de luxe, étrangement équipé d'un sac à dos et d'un sac bandoulière… Les touristes aussi sont dans son viseur, que ce soient les riches clients natifs du Golfe, avec ces femmes voilées accompagnées de gardes du corps qui portent leurs achats, ou les Chinois à qui il semble normal de payer si cher ce qu'ils fabriquent chez eux à bas prix...
Au fil de ses anecdotes, Gauz l’anthropologue s'amuse à pointer les différences entre Ivoiriens, Sénégalais, Togolais,  jouant lui-même avec les clichés qui leur collent à la peau et nous apprend que le pagne africain serait une pure invention des industriels blancs du textile confrontés à la saturation du marché occidental. Charger les bateaux au départ des Amériques de cotonnades colorées pour écouler leurs stocks auprès des Africains restés sur place qui vivaient nus jusque-là, quand la récolte du coton a été en son temps l'une des plus grandes exploitations esclavagistes des Noirs, démontrerait, si besoin est, que les lois du profit ne s’embarrassent ni de mémoire, ni de morale.

« Ossiri faisait de grandes balades à pied, […] observant les constructions modernes. Il se disait que si elle avait été construite telle quelle, en Afrique, cette ville aurait été un ghetto entièrement réservé aux riches. Ici, c'était un parc pour smicards, chômeurs et abonnés aux prestations sociales. »
À travers le quotidien d'Ossiri, c'est celui des immigrés africains confrontés à la clandestinité et à la quête difficile d'un travail et d'un logement,  l'entraide des communautés et les réseaux souterrains comme celui mis en place par Ferdinand, qu'il met en scène.
Ce nom conservé par les parents du héros depuis leur propre séjour en France, constituera le seul contact, le seul recours, qu'aura le fils quand le jeune homme partira à son tour.  Auprès de cet ancien vigile qui a su se rendre suffisamment rassurant et utile auprès des employeurs potentiels pour monter sa propre entreprise de surveillance, les Ivoiriens clandestins sont toujours certains de pouvoir trouver un emploi assorti d'une place à la MECI (Maison des étudiants de Côte d'Ivoire) pour dormir.
À travers ces trois personnages dont l'arrivée en France s'échelonne sur une période d'une quarantaine d'années, c'est toute une communauté fluctuant au bon vouloir des diverses politiques nationales qui se trouve décrite.
Pour le narrateur, l'histoire collective des Ivoiriens de France se scinde en trois phases : « l'âge de bronze dans les années de la "Françafrique" triomphante » à l'arrivée à Paris de Ferdinand, « l'âge d'or » qui a permis à Ossiri d'y trouver par son intermédiaire de quoi y survivre puis s’y installer officiellement, suivis d'un « âge de plomb » provoqué par le choc pétrolier, illustré par la fermeture des frontières et la fin du regroupement familial, aggravé par l'effondrement des Twin Towers et de la paranoïa sécuritaire généralisée qui l'a accompagné.

La construction du livre s'appuie sur la juxtaposition de chapitres illustrant l'histoire des différentes générations de vigiles ivoiriens à Paris et d'autres qui, sous forme d'inventaire, listent les observations sociologiques auxquelles le héros se livre durant ses heures de travail en prenant pour sujet le petit échantillon humain qui s'agite quotidiennement sous ses yeux.
Le récit, alternant dialogues pris sur le vif et réflexions intérieures, s'égayant de clichés malicieusement détournés, s'émaillant de propos politiques positionnés entre anticolonialisme, altermondialisme et lutte des classes, nous offre un harmonieux mélange de gravité et de légèreté, d'anecdotique et d'universel.

L'auteur, qui dote son personnage central d'un capital de sympathie incontestable, en fait un narrateur aux allures de Candide capable d'une naïveté teintée d'humour et d’impertinence extrêmement jubilatoire :
« Ossiri se disait qu'on ne pouvait pas faire confiance à un chien que son maître avait baptisé Joseph en l'honneur de Staline, Mobutu et Kabila, trois dictateurs partageant le même prénom et un certain sens de la cruauté. »
« Un code-barres est tatoué sur le cou d’une jeune fille. Grande tentation de lui passer le pistolet à infrarouges de la caisse pour savoir combien elle coûte. »
Le tour de force étant ici que le recours à l'effet comique, parfaitement dosé, ne vient en aucun cas affadir ou contrarier la force et le sérieux de la critique et de la satire, mais au contraire la renforce.

L'analyse lucide et caustique de l'auteur n'épargne rien ni personne : politique, fric, nouvelles technologies, idées reçues, tout s'y trouve épinglé avec la même drôlerie et une férocité qui  n'a d'égale que la bienveillance de l'écrivain pour les humains qu'il observe sous son microscope.
Et si l'auteur ne se prive pas de pointer du doigt les politiques d’immigration et certains comportements racistes de la société française, il dénonce aussi la faculté d'une partie des Africains, bien prompts pour s'assimiler à se couler dans le moule des représentations où on les enferme,  à se soumettre. Mais, à ceux-là, il oppose aussitôt des figures militantes qui, comme la mère d'Ossiri, n'ont cessé d'entretenir le feu de leur colère pour dénoncer l'alliance destructrice du colonialisme et du racisme avec le capitalisme.
Dans ce récit protéiforme et inclassable, qui oscille entre roman, essai, pamphlet et documentaire, l'humanisme et la fibre sociale constituent un fil rouge qui guide la lecture, conférant une voix, une parole, un visage à tous les Africains en exil  tandis que le regard de leur représentant, humble vigile, s’affûte sur les dérives de notre société de consommation et de ceux qui l'entretiennent.

Un roman intelligent et engagé, vif et original, qui nous offre l'occasion de découvrir un milieu, un métier et des pratiques, et le fait avec la pudeur et l'élégance de savoir rire des siens en nous faisant en écho rire de nous-mêmes.
Une belle découverte et une lecture salutaire.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/10/14)    



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Lectures









Le nouvel Attila

(Août 2014)
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Livre de Poche

(Octobre 2015)
216 pages - 6,60 €









Gauz, né à Abidjan,
diplômé en biochimie et un temps sans-papiers, a exercé nombre de petits boulots. L'auteur est aussi photographe, documentariste et directeur d'un journal économique satirique en Côte d'Ivoire. Il a également écrit le scénario d'un film sur l'immigration des jeunes Ivoiriens, Après l'océan.