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Valentine GOBY


Kinderzimmer


1944. Mila, jeune fille insouciante de vingt-deux ans, a codé des messages et caché des clandestins pour un réseau de la Résistance. Arrêtée à Romainville avec sa cousine Lisette, le train les débarque quatre jours plus tard à Ravensbrück. Un voyage qui ressemble à l'antichambre de l'enfer où quatre cents des femmes du convoi laisseront la vie. De leur destination ces femmes, dont la plupart n'étaient pas des militantes chevronnées et aguerries par la politique et la Résistance, n'ont jamais entendu parler. Avec le triangle rouge des politiques cousu sur la manche, elles découvrent la vie de camp, avec sa saleté, son "Appell" interminable sur la place centrale même les jours de grand froid, la faim, l'épuisement au travail, les jalousies et la bagarre pour la survie. "Si elles avaient su ce qui vient, elles auraient demandé la balle en plein cœur au Mont Valérien ou ailleurs, ou se seraient jetées du train."

Avec les Françaises, il y a des Polonaises, des Allemandes, des Hongroises, des Tchèques, des Slovaques, des Espagnoles, des Russes, des Hollandaises, des Belges, des Tziganes... des milliers de femmes qui communiquent par la "langue concentrationnaire, reconnaissable de Ravensbrück à Auschwitz, à Torgau, Zwodau, Rechlin, Petit Konisberg." "Le camp est une régression vers le rien, le néant , tout est à réapprendre, tout est à oublier." 123 000 femmes y furent déportées, 70 000 y périrent.

Le camp c'est l'ignorance où on est tenu de la minute suivante, l'intervention d'un chien qui mord ou ne mord pas, l'attente de l'Appell avec ses humiliations et ses coups où tout est en suspens, l'insupportable puanteur, la faim qui tord le ventre, le froid jusqu'à moins vingt degrés qui attaque, les poux, les maladies, la jalousie, les vols et la promiscuité, le travail forcé et surtout la mort, partout, en permanence. Un monde où faillir est synonyme de crever mais où le risque pris pour un bout de savon, où l'attachement pour un vers de Corneille, un souvenir, une recette de cuisine ou une chanson de la vie d'avant, auxquels on s'attache comme à un rêve, permettent avec la solidarité entre femmes de tenir. Qu'y a-t-il d'autre à faire qu'occuper l'instant, faire "comme si" et continuer à vivre. "Et puis celle-ci, surtout, qui fait fondre son bout de margarine entre ses mains serrées, puis en étale la pâte sur son visage, lentement comme une crème de beauté, 10g qui valent une chemise ; pour être belle après, dit-elle, quand je sortirai."
Dans tous les gestes du quotidien, ces femmes résistent : elles sourient, chantent, chapardent, sabotent leurs travaux, oublient le piano sous la pluie ou les épingles dans l'entrejambe des pantalons destinés aux soldats.
"Vivre c'est ne pas devancer la mort, à Ravensbrück comme ailleurs. Ne pas mourir avant la mort, se tenir debout dans l'intervalle mince entre le jour et la nuit."

Pour Mila qui appartient à l'équipe des déménageuses qui vident les wagons du pillage près du lac, commence en parallèle une autre lutte : ne pas avouer qu'elle est enceinte. Sa grossesse lui paraît irréelle et elle craint, si cela se découvre, de perdre son travail et d'être éliminée. Par le passé, au camp on avortait les femmes jusqu'au huitième mois ou supprimait les nouveau-nés sous les yeux de leur mère. Certes, maintenant le bruit court qu'il y a une pouponnière...
Mila, lorsque sa grossesse est découverte, bénéficie de complicité pour passer de la manutention à l'atelier de couture. Elle pourra ainsi parvenir à terme et son petit être accueilli à la "kinderzimmer" dès l'accouchement. Celle-ci, avec deux châlits pour les recevoir tous, une seule couche par bébé et une unique boîte de lait par jour à se partager, accueille les nourrissons dans les mêmes conditions d'exiguïté, de froid, d'hygiène et de sous-alimentation que dans le reste du camp. Là, Mila découvre vite que malgré le dévouement de Sabine, la puéricultrice prête à perpétuer la vie avec obstination, la majorité de ces bébés, qui "n'ont pas de vêtements reconnaissables, pas de visage à eux, ont tous les traits de la mort en marche", décèdent avant leurs trois mois. Mais certains doivent être plus résistants que d'autres se dit la jeune femme qui veut croire que le sien survivra. Elle a aperçu devant un des blocks, quatre ou cinq gamins qui jouaient entre eux, un dimanche, une fois...
"Ne pas abandonner, dire des mots d'amour, Sabine prétend qu'il comprend et même si c'est faux ça ne fait rien. Mila entend les paroles qu'elle prononce, elle s'entend ne pas renoncer. Voir l'éclat du soleil dans les congères. Dire des mots d'amour à James. Les allemands n'auront pas gagné." Une véritable course contre la mort s'engage : à la mort de James, elle prendra le relais auprès de Sacha dont la mère russe vient de mourir du choléra ou du typhus. Sacha-James deviendra son fils.

Quand l'opportunité s'offrira à cinq d'entre elles de quitter le camp pour travailler dans une ferme où amener son enfant serait possible, avec la peur au ventre d'être victime d'un convoi pour la mort déguisé, Mila accepte pour sauver l'enfant qu'elle voit s'éteindre de jour en jour.
Si le travail est dur, la faim et le froid toujours présents, les sévices et la terreur des coups ont eux disparu et, grâce à la solidarité des travailleurs déportés qui œuvrent à proximité, les petits pourront au moins profiter avec une certaine régularité du lait des chèvres.
C'est là que la fin de la guerre et la libération des camps les trouveront.

Ce roman est ancré dans une solide documentation qui va des récits de la résistante Marie-José Chombart de Lauwe affectée à la Kinderzimmer, à celui de détenues ayant enfanté à Ravensbrück et des deux enfants français nés sur place ayant survécu. Il s'appuie aussi sur la rencontre avec une des puéricultrices et l'un des enfants rescapés, pour nourrir les personnages d'émotions vraies.

Peut-être est-ce ce choix d'aborder le camp par l'angle de la maternité qui donne à ce roman son originalité. Ce n'est pas un roman de plus sur la réalité concentrationnaire. D'autres comme Charlotte Delbo ou Germaine Tillon, avec l'authenticité de celles qui ont failli y mourir, ont déjà tout dit, et superbement, sur leurs conditions de vie dans ce camp réservé aux femmes. C'est la singularité discordante avec l'imagier des camps de cette Kinderzimmer, que même "les prisonnières ne se figurent pas", qui intéresse l'auteur. "Elles ne se figurent rien, d'ailleurs. Ni la Kinderzimmer, ni le camp, ni la géographie qu'elles traversent, elles ignorent tout, la mesure du temps est l'instant, la mesure de l'espace le lieu où elles se tiennent, elles vivent dans l'ultra-présent, n'imaginent rien. À leur manière, face au camp, elles sont des nourrissons elles-mêmes. Leur héroïsme, je le vois dans l'accomplissement des gestes minuscules du quotidien dans le camp, et dans ce soin donné aux plus fragiles, les nourrissons, pour qu'ils fassent eux aussi leur travail d'humain, qui est de ne pas mourir avant la mort." (Valentine Goby, sur le site de l'éditeur).
On découvre alors avec elle que la vie pouvait naître au sein des camps de la mort, même si nous savons aujourd'hui, qu'en dépit de la solidarité des déportées et de l'abnégation des détenues affectées au Revier, des quelque huit cents enfants nés à Ravensbrück seule une quarantaine a survécu.

L'héroïne du roman raconte ce qu'elle voit et vit avec innocence et naïveté : elle ne sait ni ce qu'est Ravensbrück, ni qu'on tue les déportés dans les camps, et vit l'urgence et les découvertes au présent. Tout ici est dans l'immédiateté, toujours, comme l'est cet univers où les détenues ne savent pas si elles parviendront à vivre un rassemblement, un jour de travail, une nuit de plus. C'est paradoxalement cette "fraîcheur" de l'héroïne et de certaines de ses compagnes du block comme Solange, qui rend cette restitution audible autrement, à nouveau. Elles vivent et disent l'insupportable à l'état brut, sans la dimension tragique et ignominieuse que les clichés pris par la Croix Rouge lors de l'évacuation des camps et les témoignages recueillis par la suite révéleront fort justement mais a posteriori.
En outre, le fait que le récit s'inscrive dans une double temporalité, celle du vécu des camps et celle du témoignage restitué par la survivante dans les classes d'aujourd'hui, permet à l'auteur de conjuguer authenticité, profondeur et distance quant aux scènes évoquées.

Chez Valentine Goby, le corps est toujours très présent mais ici, c'est vraiment par lui, ses souffrances, ses faiblesses, ses dérèglements, son énergie, que l'ensemble du récit se développe. Du calvaire de l'attente dans le froid, de la faim qui vrille le ventre, des démangeaisons et toux qui minent le sommeil ou de l'assèchement des seins des jeunes mères, tout est mis à nu, incarnant littérairement le processus de "déshumanisation" en marche à Ravensbrück.

L'écriture, sobre voire dépouillée, fluide mais précise, de Valentine Goby nous entraîne à coups de phrases urgentes, de mots crus, d'alternance de rythmes et de langues, de monologues intérieurs et de dialogues réalistes, au cœur même de l'horreur de façon incarnée. Avec simplicité et froideur, de manière réaliste et documentaire ou sensible tour à tour, jouant de la ponctuation comme d'un souffle et de la langue même comme une jouissance ou un effondrement, c'est un hommage empreint d'humanité que l'auteur rend à ces femmes invisibles et oubliées.
Dans ce roman, entre ombre et lumière, entre désespoir et force de vie, la grande Histoire se mêle à celle de ces femmes qu'elle broie et qui, humblement, maladroitement, résistent au jour le jour.
Un roman puissant, sombre et fascinant.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/10/13)    



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Lectures







Actes Sud
(Août 2013)
224 pages – 20 €









Valentine Goby,
née à Grasse en 1974.
a déjà écrit environ
vingt-cinq livres,
pour les adultes
et pour la jeunesse,
et obtenu plusieurs
prix littéraires.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia







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