Retour à l'accueil du site | ||||||||
Un narrateur jeune, attachant et un peu paumé, de retour dans sa région natale deux mois après la révolution de Maïdan (avril-mai 2014 à Kiev) décide de parcourir le pays en train, en bus ou en stop, à travers les paysages de l’Ukraine du sud. Il part avec un ami proche parmi les décombres industriels de l'âge post-soviétique pour une sorte de pèlerinage aux sources de l'anarcho-communisme sur les traces de Nestor Makhno, le rebelle ukrainien qui de 1917 à 1921 a affronté à la fois l'armée rouge et les forces blanches tsaristes. « Le pire, écrit le narrateur, serait que j'oublie tout cela, c'est peut-être l'unique chose qui me fasse vraiment peur, oublier. » Alors, après quelques jours passés là, cloîtré parfois des heures entières dans sa chambre d'hôtel à boire et fumer sans modération, dans la deuxième partie de Anarchy in UKR, il repart sur les traces de sa propre jeunesse dans les années quatre-vingt sous le régime soviétique, traversant des paysages connus, ravivant ses souvenirs de stade, d'hôpital ou de cinéma. Mais le passé ne se rattrape pas et l’ère soviétique – où, enfant, il avait le sentiment que chaque chose était clairement à sa place – est bien derrière lui. La troisième partie (Down Town rouge) est consacrée à Kharkov. Il ne reste pas grand-chose du monde dans lequel le narrateur a grandi, dans ce pays à l'instabilité permanente où tout bouge très vite, et le narrateur verra l'Ukraine gagner son indépendance dans les années quatre-vingt-dix. Et puis surtout, en 2004, il aura le bonheur de voir l’anarchisme et la révolution se réveiller et revivre devant le monument Lénine durant le temps de ce qu’on appellera la « Révolution orange ». Dans la quatrième et dernière partie du roman étiquetée en titre d'une célèbre phrase de James Dean, notre narrateur poursuit son voyage spatio-temporel en musique avec dix morceaux choisis pour la cérémonie de son enterrement. On y croise Eric Burdon, Neil Young, les Stones, Lou Reed, les Stooges et quelques autres. Le titre « Anarchy in the UKR » et l’épigraphe (« I am an antichrist, I am an anarchist »), renvoient aux Sex Pistols. Une nouvelle source de souvenirs et de réflexions sur la vie des artistes témoins de leur temps. A la suite de « Anarchy in UKR » Serhiy Jadan nous offre un autre texte d'une trentaine de pages écrit en 2014, juste avant les élections du 25 mai. Ce « Journal de Louhansk » nous raconte son voyage à travers le Donbass (à l'est du pays) juste après la révolution de Maïdan, avec ses rencontres qui lui permettent de prendre l’état d’esprit des habitants, des combattants séparatistes pro-ukrainiens et pro-russes. « La plupart des habitants restent sans réagir et regardent ce qui se passe [...] d'un côté, la population ne soutient pas trop la radicalisation des événements, de l'autre, un nombre suffisant de gens prêts à se battre surgissent d'on ne sait où », résume-t-il. Après avoir croisé deux ou trois séparatistes à un contrôle et quelques civils en ville, l'auteur se lance dans des réflexions sur la liberté et les responsabilités de chacun.
« Avec cette plongée dans les événements qui ont secoué le pays, Jadan dresse le portrait d’une population qui fait face aux difficultés, maniant avec bonheur l’humour et l’autodérision », indique l'éditeur en quatrième de couverture. La forme du carnet de voyage, souple par définition, offre à l'auteur la possibilité de livrer ses constats, ses souvenirs et réflexions de façon décousue sans souci de cohérence immédiate. Il émerge de cette lecture à la fois difficile (n'étant pas spécialiste de l'Ukraine, il m'a fallu m'y reprendre en plusieurs fois et j'ai dû à certaines occasion vérifier la chronologie et les événements historiques évoqués) mais jubilatoire une fois qu'on s'est laissé embarquer dans ce texte aussi littéraire que fort, portrait d'une génération perdue, désillusionnée, bousculée par les changements géopolitiques de la fin du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième survenus sur leur territoire. Et ce n'est pas tant la disparition de l'ordre ancien que ce vide désespérant, cette dérive qui le remplace le plus souvent, que l’auteur déplore. Alors derrière l'errance, l'humour, les fuites dans l'alcool et les paradis artificiels, on entend aussi entre les lignes quelque chose qui ressemble fort à de la colère. Dominique Baillon-Lalande (03/12/16) |
Sommaire Lectures Noir sur Blanc (Septembre 2016) 224 pages - 19 € Traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn
|
||||||