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Bien sûr, Lampedusa est depuis 1988 une des portes majeures de l’Europe pour les réfugiés de toute l’Afrique et l'homme a entendu parler des milliers de migrants fuyant la guerre, la misère ou la dictature, souvent abusés par des passeurs malhonnête, qui tentent de traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune rêvant d'un hypothétique Eldorado au risque de ne jamais atteindre la côte. Il sait peut-être qu'il y aura bientôt sur l'île « plus de réfugiés que d’habitants » et que le camp installé dans un coin sauvage pour les accueillir est saturé mais il ne les croise ni ne les voit et ne se sent donc pas directement concerné par cette situation dont il ne se pense aucunement responsable. D'autres, comme le loueur de pédalo, grognent et se plaignent : « Que voulez-vous, les touristes sont angoissés à l’idée de tomber sur un cadavre en allant se baigner. Ces fichus migrants sont en train de changer notre île paradisiaque en un décor de film d’horreur ! […] Ils ruinent Lampedusa. » Lui ne dit rien, ne critique pas. Il préfère fermer les yeux et se concentrer sur son quotidien et ses petits bonheurs. En ce mois d'octobre 2013, alors que les boutiques touristiques entament leur inventaire mais que les restaurants affichent encore complet, l'opticien fatigué par sa saison projette une ultime sortie en mer pour pêcher et se détendre avec ses amis Ils prendront le bateau de plaisance de Francisco, un quinze mètres où les quatre couples peuvent naviguer plusieurs jours sans rentrer au port. Ce ne sont pas des poissons ni des cris de mouettes mais des centaines des naufragés qui se débattent contre les vagues en appelant au secours dans une langue qu'ils ne connaissent pas. Et, par centaines encore des cadavres flottant autour du Galata. D’instinct, les huit passagers mettent le cap sur la masse humaine implorante : « Les bras tendus, ils crachent, hoquettent, s’ébrouent comme une meute suppliante. Ils se noient sous mes yeux et je n’ai qu’une question en tête : comment les sauver tous ? » se dit l'opticien. Une fois à quai, l'équipage brutalement mis à l'écart, assiste à la prise en charge des quarante-sept Érythréens conduits sous surveillance au camp de réfugiés du bout de l'île. Le compte s’arrêtera là : les secours sur place se contentent maintenant de récupérer les corps flottant encore en surface. Il y en aurait quelque trois cent soixante dont de nombreux enfants, passagers du même rafiot. Traumatisés par le drame, quand l'équipage tentera les jours suivants de revoir ceux qu'ils ont pu sauver pour prendre de leurs nouvelles, les embrasser, leur apporter chaleur et réconfort, ils se verront éjectés faute d'accréditation. Ce n'est que de loin, brièvement, qu'ils pourront les apercevoir et se faire voir d'eux à travers le grillage. « Le centre accueille trois ou quatre fois sa capacité. Certains réfugiés doivent dormir dehors. […] Ces gens n’ont plus rien. Ils sont totalement démunis. Ils n’ont même plus de rêves auxquels s’accrocher » commentera l'opticien. « Treize mille demandeurs d’asile sont entrés en Italie cette année. […] Jusqu’à maintenant, ce n’était qu’un nombre quelconque, vide de sens. Une statistique parmi d’autres. Aujourd’hui, ils font face à ces demandeurs d’asile en chair et en os. Ils sentent contre leurs joues le sel de leurs larmes. Des hommes si jeunes, des noms mélodieux, des cœurs gonflés de vie et de promesses. Des noms, se dit-il, pas des nombres. Des noms ! » Une autre épreuve attendait les survivants : identifier les corps repêchés des maris, pères ou mères, frères ou sœurs, enfants ou amis. L’opticien de Lampedusa qui, en se renseignant sur Internet, a découvert que l’Érythrée, « ancienne colonie italienne, est gouvernée à la manière d’une dictature militaire. À seize ans, les adolescents doivent rejoindre l’armée pour toute leur vie. Les filles comme les garçons », continuera à cette occasion à les assister autant qu'il le peut et que le règlement le lui autorise. « L’opticien examine les visages des survivants. Il y devine toutes ces espérances déchues, ce rêve d’Eldorado évanoui. Comme cette Europe devait être vivante et excitante dans leurs imaginaires ! Ils rêvaient d’éclats de rire. Ils s’imaginaient un travail et une maison. Un pays libre. À cet instant précis, l’opticien lit dans leurs yeux le chemin parcouru, le mythe soudain altéré comme la peinture des épaves qui pourrissent près du port. À quoi tout cela sert-il ? » Pour ces huit-là, à partir de ce jour, la vie ne sera plus jamais la même. Entre crises d'angoisse, cauchemars, insomnies, dépression, asthme ou diverses maladies de peau ou de la nutrition, tous, profondément marqués par ce à quoi ils ont assisté, peinent à retrouver leur équilibre.
Ce récit tragique et poignant tiré d'un reportage effectué pour la BBC par l'auteur (prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre 2015), en choisissant pour protagoniste un banal habitant de l'île, ni militant ni personnel humanitaire, apporte une voix nouvelle au débat sur les migrants. L'opticien, que l'auteur prive contrairement aux autres personnages du récit de toute singularisation par un nom ou prénom pour permettre à chacun de s'identifier à lui, c'est un peu chacun de nous. Comme lui, submergé par ce flot d'informations et d'images qui à force d'être présentées en boucle perdent toute réalité, qui par l'accumulation de chiffres et l'éloignement de notre quotidien deviennent abstraites, nous nous positionnons le plus souvent à l'extérieur de cette réalité dérangeante sur laquelle nous n'avons de fait que peu d'influence. « En réalité, son boulot d’opticien, c’est de nous aider à voir, littéralement. Et c'est ce à quoi il est parvenu avec ce livre ». dit l'auteur lors d’une interview à RFI. Plus qu'une biographie de l'opticien ou qu'un simple témoignage, il s'agit pour le lecteur à travers le drame que celui-ci lui livre dans toute son immédiateté et sa violence, en se glissant dans sa peau et son esprit, de vivre non en voyeur mais de l'intérieur l'horreur de ces tragédies. Cette plongée au plus profond des sentiments du personnage, portée par un style direct au présent et à la première personne, donne au texte un aspect percutant autant qu'une forme réellement littéraire. Un roman d'une actualité brûlante pour dire l'urgence d'agir en Europe face à la crise migratoire qui chaque jour tue en nombre. Dominique Baillon-Lalande (16/12/16) |
Sommaire Lectures Équateurs (Septembre 2016) 160 pages - 15 € J'ai lu (Août 2017) 156 pages - 5 €
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