Retour à l'accueil du site





Emma-Jane KIRBY

L'opticien de Lampedusa



Lampedusa est une petite île de Sicile située entre l’île de Malte et la Tunisie dont la côte s’aperçoit par temps clair.
L’opticien de Lampedusa est un homme ordinaire, un petit commerçant italien d'une cinquantaine d'années qui a quitté depuis longtemps sa ville natale de Naples pour cette île paradisiaque. Par amour de la mer, de la sauvagerie de la nature et la beauté du rivage, il a choisi de s'y installer avec sa femme pour ouvrir le commerce d'optique qui manquait. S'il a quelques inquiétudes pour l'avenir de sa boutique et celui de ses deux grands fils, le couple a des goûts simples et des sardines grillées, l'apéro en terrasse et les sorties en bateau sur les eaux calmes avec les amis suffisent à leur faire toucher le bonheur du doigt.

Bien sûr, Lampedusa est depuis 1988 une des portes majeures de l’Europe pour les réfugiés de toute l’Afrique et l'homme a entendu parler des milliers de migrants fuyant la guerre, la misère ou la dictature, souvent abusés par des passeurs malhonnête, qui tentent de traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune rêvant d'un hypothétique Eldorado au risque de ne jamais atteindre la côte.  Il sait peut-être qu'il y aura bientôt sur l'île « plus de réfugiés que d’habitants » et que le camp installé dans un coin sauvage pour les accueillir est saturé mais il ne  les croise ni ne les voit et ne se sent donc pas directement concerné par cette situation dont il ne se pense aucunement responsable. D'autres, comme le loueur de pédalo, grognent et se plaignent : « Que voulez-vous, les touristes sont angoissés à l’idée de tomber sur un cadavre en allant se baigner. Ces fichus migrants sont en train de changer notre île paradisiaque en un décor de film d’horreur ! […] Ils ruinent Lampedusa. » Lui ne dit rien, ne critique pas. Il préfère fermer les yeux et se concentrer sur son quotidien et ses petits bonheurs.

En ce mois d'octobre 2013, alors que les boutiques touristiques entament leur inventaire mais que les restaurants affichent encore complet, l'opticien fatigué par sa saison projette une ultime sortie en mer pour pêcher et se détendre avec ses amis Ils prendront le bateau de plaisance de Francisco, un quinze mètres où les quatre couples peuvent naviguer plusieurs jours sans rentrer au port.
La météo marine est rassurante et ils s'embarquent pour une première journée de vacances agrémentée de pêche, baignades et bonne humeur. Mais le lendemain matin, les mouettes s'avèrent particulièrement bruyantes, avec des cris « qui enflent et ne semblent jamais s'arrêter ».  En scrutant des « points noirs sur la ligne d’horizon » ils croient apercevoir de gros poissons et s’approchent. C'est alors qu'ils découvriront ce qu'ils n'oublieront jamais.

Ce ne sont pas des poissons ni des cris de mouettes mais des centaines des naufragés qui se débattent contre les vagues en appelant au secours dans une langue qu'ils ne connaissent pas. Et, par centaines encore des cadavres flottant autour du Galata. D’instinct, les huit passagers mettent le cap sur la masse humaine implorante : « Les bras tendus, ils crachent, hoquettent, s’ébrouent comme une meute suppliante. Ils se noient sous mes yeux et je n’ai qu’une question en tête : comment les sauver tous ? » se dit l'opticien. 
Après avoir lancé un SOS  aux autorités de l'île pour que les garde-côtes viennent secourir les naufragés, ils lancent l'unique bouée de sauvetage de leur embarcation et hissent un à un les hommes à demi nus qui s’agrippent au bord, épuisés et rendus glissants par l'huile de moteur. Ils sauveront ainsi quarante-sept personnes (dont une femme et un adolescent) quand, sous peine de voir le petit bateau surchargé chavirer, il leur faudra renoncer à poursuivre le sauvetage. D'ailleurs, les autorités arrivées sur les lieux leur demandent d'évacuer rapidement la place pour les laisser faire leur travail, les renvoyant au port où la police attend déjà les rescapés.   

Une fois à quai, l'équipage brutalement mis à l'écart, assiste à la prise en charge des quarante-sept  Érythréens conduits sous surveillance au camp de réfugiés du bout de l'île. Le compte s’arrêtera là : les secours sur place se contentent maintenant de récupérer les corps flottant encore en surface. Il y en aurait quelque trois cent soixante dont de nombreux enfants, passagers du même rafiot.
Ils apprendront incidemment que récupérer des migrants est interdit et qu'un autre bateau de plaisance passé près des migrants avant eux a préféré continuer son chemin pour éviter les ennuis.

Traumatisés par le drame, quand l'équipage tentera les jours suivants de revoir ceux qu'ils ont pu sauver pour prendre de leurs nouvelles, les embrasser, leur apporter chaleur et réconfort, ils se verront éjectés faute d'accréditation. Ce n'est que de loin, brièvement, qu'ils pourront les apercevoir et se faire voir d'eux à travers le grillage. « Le centre accueille trois ou quatre fois sa capacité. Certains réfugiés doivent dormir dehors. […] Ces gens n’ont plus rien. Ils sont totalement démunis. Ils n’ont même plus de rêves auxquels s’accrocher » commentera l'opticien.  « Treize mille demandeurs d’asile sont entrés en Italie cette année. […] Jusqu’à maintenant, ce n’était qu’un nombre quelconque, vide de sens. Une statistique parmi d’autres. Aujourd’hui, ils font face à ces demandeurs d’asile en chair et en os. Ils sentent contre leurs joues le sel de leurs larmes. Des hommes si jeunes, des noms mélodieux, des cœurs gonflés de vie et de promesses. Des noms, se dit-il, pas des nombres. Des noms ! »

Une autre épreuve attendait les survivants : identifier les corps repêchés des  maris, pères ou mères, frères ou sœurs, enfants ou amis. L’opticien de Lampedusa qui, en se renseignant sur Internet, a découvert que l’Érythrée, « ancienne colonie italienne, est gouvernée à la manière d’une dictature militaire. À seize ans, les adolescents doivent rejoindre l’armée pour toute leur vie. Les filles comme les garçons », continuera à cette occasion à les assister autant qu'il le peut et que le règlement le lui autorise.  « L’opticien examine les visages des survivants. Il y devine toutes ces espérances déchues, ce rêve d’Eldorado évanoui. Comme cette Europe devait être vivante et excitante dans leurs imaginaires ! Ils rêvaient d’éclats de rire. Ils s’imaginaient un travail et une maison. Un pays libre. À cet instant précis, l’opticien lit dans leurs yeux le chemin parcouru, le mythe soudain altéré comme la peinture des épaves qui pourrissent près du port. À quoi tout cela sert-il ? »

Pour ces huit-là, à partir de ce jour, la vie ne sera plus jamais la même. Entre crises d'angoisse, cauchemars, insomnies, dépression, asthme ou diverses maladies de peau ou de la nutrition, tous, profondément marqués par ce à quoi ils ont assisté, peinent à retrouver leur équilibre.
« Depuis, l’opticien repart en mer, il guette sans doute le cri des mouettes avec une oreille qui sait entendre jusqu’aux larmes des hommes et des femmes qui continuent à chercher simplement un espoir. »

 

Ce récit tragique et poignant tiré d'un reportage effectué pour la BBC par l'auteur (prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre 2015), en choisissant pour protagoniste un  banal habitant de l'île, ni militant ni personnel humanitaire, apporte une voix nouvelle au débat sur les migrants.  L'opticien, que l'auteur prive contrairement aux autres personnages du récit de toute singularisation par un nom ou prénom pour permettre à chacun de s'identifier à lui, c'est un peu chacun de nous. Comme lui, submergé par ce flot d'informations et d'images qui à force d'être présentées en boucle perdent toute réalité, qui par  l'accumulation de chiffres et l'éloignement de notre quotidien deviennent abstraites,  nous nous positionnons le plus souvent à l'extérieur de cette réalité dérangeante sur laquelle nous n'avons de fait que peu d'influence.
Mais le sauveteur ne se considère pas comme un héros et d'autres autour de lui (amis, certains journalistes, policiers ou pêcheurs, le fossoyeur confronté par son travail à l'enfouissement des corps ou de ce qu'il en reste...) ont aussi retrouvé leur humanité quand la cruelle réalité s'est imposée à eux. Leurs paroles suffiront-elles à faire vibrer l'humain chez d'autres ?

« En réalité, son boulot d’opticien, c’est de nous aider à voir, littéralement. Et c'est ce à quoi il est parvenu avec ce livre ». dit l'auteur lors d’une interview à RFI.
L'intention forte du livre est là : donner à voir à chacun à travers le regard de cet anonyme qui nous ressemble, hors tout misérabilisme, tout sensationnel, tout discours ou  sentimentalisme, simplement, humainement, l'horreur de cette situation. Nous obliger à prendre conscience derrière l'image paradisiaque de cette station balnéaire,  derrière la beauté de la Méditerranée ensoleillée, que cette mer se transforme en cimetière pour des milliers d'hommes fuyant leur pays de peur d'y mourir. La question de l'immigration ne se résume pas à des statistiques, ce n'est pas qu'un concept économique ou social manipulé à loisir par les politiques de tous poils, c'est aussi une tragédie humaine, honteuse, que l'Europe gère de façon techniciste avec une profonde indifférence.

Plus qu'une biographie de l'opticien ou qu'un simple témoignage, il s'agit pour le lecteur à travers le drame que celui-ci lui livre dans toute son immédiateté et sa violence, en se glissant dans sa peau et son esprit, de vivre non en voyeur mais de l'intérieur l'horreur de ces tragédies. Cette plongée au plus profond des sentiments du personnage, portée par un style direct au présent et à la première personne, donne au texte un aspect percutant autant qu'une forme réellement littéraire.
Enfin, progressivement le récit s'éloigne du réalisme brut pour flirter avec la parabole dans le but d'éveiller les consciences face à l'inacceptable, de remettre au cœur du débat sur les migrants les questions d'humanité et de dignité.

Un roman d'une actualité brûlante pour dire l'urgence d'agir en Europe face à la crise migratoire qui chaque jour tue en nombre.
Un texte fort et superbe à  lire absolument et à diffuser largement autour de soi.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/12/16)    



Retour
Sommaire
Lectures








Équateurs

(Septembre 2016)
160 pages - 15 €





J'ai lu

(Août 2017)
156 pages - 5 €










Emma-Jane Kirby
est journaliste à la BBC. Elle a remporté le prix Bayeux-Calvados 2015 des correspondants de guerre pour son reportage intitulé L’opticien de Lampedusa dont s’inspire ce premier livre. Elle vit entre Paris et Londres.