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Yanick LAHENS

Bain de lune


Après un terrible ouragan sur Haïti, un pêcheur découvre, échoué sur la plage, le corps d'une jeune fille. Son corps porte des traces de violence et elle, absente à ce qui l'entoure, semble dans le coma.
La gisante, la dernière des Lafleur dont on ne sait ni comment, ni pourquoi elle s'est retrouvée dans cette situation, incapable de s'adresser à celui qui stupéfait et paralysé l'a trouvée, s'adresse par l'esprit aux divinités vaudou pour retrouver le chemin de ses ancêtres.
A partir des souvenirs égrainés au fur et mesure des chapitres, cent ans de son histoire familiale dans les montagnes d'Haïti nous seront progressivement révélés.

Les Lafleur ont toujours vécu à « Anse Bleue, Ti-Pistache », une poignée de villages du fond de l'île, plantés le long d'une côte paradisiaque où la terre et les eaux se confondent, tenus à l'écart de la modernité et du bruit du monde.
Entre eux et les Mésidor, les seigneurs des lieux qui ont fait main basse sur toutes les bonnes terres de la région et ont pour habitude de trousser toutes les jolies filles de la contrée, les liens sont empreints de ressentiment, de haine et de peur.
Les Dorival, descendants des Lafleur, vivent désormais du maigre produit de leur petite exploitation et de la pêche, sous la tutelle d'Orvil, grand prêtre des divinités vaudou ( "lwas"), qui inlassablement veille à la destinée du clan ("Lakou") qui se doit de respecter les ancêtres et la terre. Depuis toujours, ils courbent le dos devant l'adversité et les puissants.

La noyée va remonter trois générations jusqu'à sa grand-mère Olmène Dorival et à son histoire d'amour avec Tertulien Mésidor.
A l'instant même où le riche propriétaire aperçut la jeune fille devant son étal, il sut qu'elle était différente et qu'elle lui était destinée. « Olméne,  maîtresse des sources et des lunes, dont le sourire fendait le jour en deux comme un soleil, venait de retourner l'ordre de l'univers. » Elle, accompagnant sa mère venue au marché vendre, comme le faisait la majorité des femmes du village, la production familiale et y acheter en retour les denrées nécessaire au foyer, fascinée par son regard, sera immédiatement conquise. Lui a la cinquantaine passée et elle n'a que seize ans à peine mais, malgré l'écart d'âge et l'opposition historique des deux familles, c'est un coup de foudre réciproque qui s'abattra sur eux et fera basculer leur destin.
« Ternisien se mit à désirer Olméne non comme un fruit défendu – il régnait en maître et seigneur des vies et des biens à des kilomètres à la ronde – mais comme un voyou désire l'innocence d'une pucelle. Elle n'avait pas d'avis, si ce n'est qu'il était venu pour elle le temps d'être femme. Et que cet événement et ce savoir lui viendraient de Ternulien Mésidor, un homme puissant. [...] Elle se dit que Erzuli Freda [divinité de l'amour] avait mis sur son chemin un homme qui lui construirait une case solide et lui donnerait de quoi nourrir ses enfants. »
C'est rapidement et au grand jour « sous le regard des hommes et des dieux », que leur passion va s'exprimer, durer, et, au-delà de l'union charnelle, donner naissance à un foyer et un enfant nommé Dieudonné.
La jeune noyée, Cetoute, fascinée par Jimmy, le jeune homme conquérant et brutal dont elle est amoureuse, aimera superposer son destin à celui de son aïeule. 

Dans ce village placé sous la protection des esprits vaudou, le monde ancien ne cesse de chevaucher le monde nouveau.
Ici, depuis toujours, les femmes muettes sont assujetties à la volonté de leur mari et  les hommes phagocytés par leurs désirs, l'esprit de vengeance et le goût du pouvoir. Tous, pris entre traditions et croyances, catastrophes climatiques et  événements politiques, ébahis et écrasés, subissent sans rien comprendre ni se plaindre.
Et ceux de la ville, à l'exemple des recruteurs venus chercher ici un soutien en nombre pour les grands rassemblements politiques pro-Duvalier de Port-au-Prince, sont perçus comme des étrangers, avec un mélange de méfiance et d'incompréhension réciproque. 
Mais, ici aussi les temps sont troublés. Les familles, pourtant unies par un profond attachement au sol, aux ancêtres et aux traditions, finissent minées par les rancœurs, décimées par la misère et attirées par les sirènes de la grande ville ou les riches pays voisins, paralysées  par la terreur et  les bouleversements  politiques.
« À mesure qu'il affrontait le monde, tous, pères, mères, oncles, tantes du Lakou, nous lui apprenions à  être invisible. [...] Invisible aux dangers qui guettent, à toute prise des plus puissants et de tous ceux qui ne sont pas du Lakou. »
« – On doit croire Dieudonné que tu n’existes pas. Tu dois te faire plus petit que tu ne l'es déjà. Invisible comme une lampe dans l'incendie de l'enfer. »

Pour échapper à la misère, les sécheresses qui se succèdent, les poissons qui se raréfient, les ouragans qui rythment le pays, pour la fratrie Dorival tous les moyens sont bons. Le premier frère d'Olméne, Léosthène, qui rêve d'un ailleurs en République dominicaine ou à Cuba, se fixe finalement à Miami. Fénelon, le second, quitte sa famille pour rejoindre les tontons macoutes  à l'uniforme bleu chargés de faire respecter la loi de ce « médecin de campagne qui parlait tête baissée, d'une voix nasillarde de zombi, et portait un chapeau noir et d'épaisses lunettes » sur l'ensemble de l’île.
Depuis l'accession au pouvoir du président Duvalier en 1957, celui-ci « recouvrit la ville d’un grand voile noir. Port-au-Prince aveugle, affaissée, à genoux, ne vit même pas son malheur et baissa la nuque au milieu des hurlements de chiens fous. La mort saigna aux portes et le crépitement de la mitraille fit de grands yeux dans les murs ». Et du petit village d'Anse Bleue où depuis toujours « vivre et souffrir sont une même chose » à Port-au-Prince, le pays se débattra désormais avec la dictature Duvalier père et fils qui de 1957 à 1986 a pris le pays en étau.
« À Anse bleue nous n'avons su qu'après. Par la bouche prudente et apeurée des rares voyageurs qui revenaient de la grande ville. Nous n'avons pas vu les ombres foncer sur nous à toute allure. Nous étions loin. [...] Nous n'avons vu que plus tard la mort se déployer au-dessus de nous comme un affreux soleil. »

Autour d'eux, bien sûr, on trouve aussi quelques personnes sans scrupules, des petits malins dotés du sens des affaires qui s'enrichissent sur le dos des autres. Ceux-là, à l’affût du vent qui tourne, savent changer leur fusil d'épaule quand il convient pour se trouver en permanence du côté du pouvoir. 
Alors qu'au village, plus honnête et plus valeureux, le prêtre du village, le père Bonin, humble, plein d'humanité et proche de ses ouailles, est évincé et remplacé par un jeune ecclésiastique, ancien milicien, posté là à des fins à peine cachées de surveillance et de mise au pas, les paysans et les pécheurs de l'Anse bleue, éternels vaincus ployant sous le fardeau de la survie mais pas dupes des promesses qui leur sont faites, courbent le dos, préférant rester en marge des conflits en confiant leur sort aux esprits vaudou plus volontiers qu'aux puissances politiques...

Par cette grande fresque, entre histoire d'amour, exotisme, ode et Histoire, Yanick Lahens nous immerge dans les profondeurs de « son île où Agwé, divinité de la mer avait déposé ses fils arrachés de Guinée », nous initie à ses traditions et coutumes, nous révèle sa réalité marquée par le surnaturel et le culte vaudou sous le couvert d'un catholicisme feint. Puis, derrière ces composantes ancestrales, et spirituelles du monde rural qu'elle dépeint, elle débusque les signes de  modernisation qui pointent et les perturbations profondes qui accompagnent ce processus de changement.
Pour incarner cette confrontation d'un monde ancien structuré à partir de la terre et du religieux à celui des mutations technologiques et sociales d'un monde urbain de l'innovation venu de l'extérieur, l'auteur s’en remet au chœur des paysans humbles et frustres, aux pires victimes de l'exploitation et l'oppression des puissants, aux mieux laissés pour compte.
Par contre, c'est majoritairement par l'intermédiaire des femmes que l'éclatement des familles et l'affrontement des frères, la misère due à l’appauvrissement de la nature et l'exil forcé, les catastrophes naturelles qui ravagent l'île, les pressions et l’opportunisme politique, seront évoqués.

La romancière a choisi pour sa narration l'alternance entre un nous collectif, relié aux origines africaines et à la blessure de l'esclavage, fier des luttes pour l'indépendance, puis soumis à nouveau lors de la colonisation américaine et les dictatures qui ont succédé,  avec le je, brisé, de la jeune fille aux chaussures rouges, victime des outrages de la nature et des hommes, gisant sur la grève.
Ce qui se passe aujourd'hui n'est souvent que l'écho du passé et la voix de la jeune échouée réunit passé et présent, morts et vivants, à travers l'histoire des deux familles prises dans le tourbillon des transformations et contradictions sociales, politiques et culturelles de ce peuple malmené et à la recherche de lui-même.
C'est à hauteur de ses personnages, au plus près de leur intimité et de leurs convictions, que l'écrivain glisse ainsi de l'histoire singulière à celle du collectif familial ou villageois puis à l'Histoire contemporaine du pays.

On ressent dans ce texte émaillé de passages en créole et de références régionales, même si on peut regretter le choix d'un lexique en fin d'ouvrage quand notes et traductions en bas de page auraient facilité la lecture de l'ensemble,  un profond respect pour la culture  ancestrale et une colère face au mépris et à la destruction infligée à celle-ci par les hommes. Mais cela est fait sans aucun message passéiste ou nostalgique qui opposerait un paradis perdu à un enfer contemporain.
J'y ai vu pour ma part, à l'inverse, un hommage rendu aux populations oubliées de l'île, petites voix étouffées par le vacarme de Port-au-Prince, nature secrète réduite dans les médias à l'image tragique des terres dévastées par les cyclones et tremblements de terre de ces dernières années.
Comme une conjuration du passé, une admiration pour l'énergie du peuple haïtien face aux colères de la nature et à la folie des hommes, un message d'espoir.
Parce que, comme le dit Yanick Lahens, « le cœur du débat actuellement à Haïti est de savoir comment retrouver la confiance entre hommes et femmes, entre les politiques et le peuple. »

Dans ce roman à la langue somptueuse, imagée et sensuelle, on est littéralement submergé par la violence de la mer et du vent, celle du désir amoureux et celle obscure du pouvoir politique.
Le lecteur, pris dans les mailles du filet de cette famille dont il est parfois un peu compliqué de suivre le parcours mais que l'arbre généalogique en fin d'ouvrage éclaire, ressort comme ensorcelé par ce chant chargé d'ombre et de mystère, au croisement du réalisme et du surnaturel. 

Yanick Lahens offre ici un tableau personnel et contrasté de son pays, avec un récit complexe et halluciné, lyrique et intime, habité par un souffle puissant. La magie opère et on se laisse envoûter.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/11/14)    



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Lectures









Sabine Wespieser

(Septembre 2014)
280 pages – 20 €


Prix Femina 2014





Points

(Août 2015)
264 pages – 7,30 €











Yanick Lahens,
essayiste, romancière et nouvelliste, a reçu en 2011 le prix d’Excellence de l’Association d’études haïtiennes pour l’ensemble de son œuvre.

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