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Leslie KAPLAN

Mathias et la Révolution


Le roman est porté par Mathias, le narrateur, dont on n'apprendra pas grand-chose sinon qu’il fut étudiant passionné d'histoire et qu'il se définit comme « chercheur en Révolution ». Un temps surveillant dans un collège jusqu'à ce que son poste soit supprimé, il est libre de tout engagement y compris avec sa petite amie Sylvie, que la rencontre de Myriam, avocate, risque fort d'éclipser assez rapidement. 
Mathias et la Révolution est le récit de trois « 20 Mai » qui se superposent : celui de 1795 (1er Prairial) quand le peuple affamé réclamait du pain et envahissait la Convention en exigeant le retour à la constitution de 1793 (réaction thermidorienne) ; le lundi 20 mai 1968, quand la France entière était en grève générale et qu'ouvriers comme étudiants rêvaient de changer le monde ;  ce 20 mai 2016 où le jeune homme libre et curieux retrouve chez d'autres la colère contre un système où l’avidité des 1% rend impossible la vie des 99% restant. Il sent flotter dans l'air de la capitale un rejet général de ce capitalisme néo-libéral qui ne produit qu'exclusion, pauvreté et inégalités, perçoit un désir de changement de système et d'un renouveau démocratique fait d'égalité, de liberté, de fraternité (comme cela est inscrit encore au fronton des écoles et des mairies) mais aussi un changement de pensée et un recentrage sur l'humain.
Et Mathias qui sait que « La révolution n’a jamais lieu une fois pour toutes », qu'« il y a beaucoup de révolutions dans la Révolution », se prend à espérer. Ils sont déjà nombreux, chacun de son côté, dans son domaine d'activité propre, à tenter, de façon brouillonne mais convaincue, de faire bouger les lignes. « On est dans un trou de l’histoire » dit-il à un jeune homme sur un banc, face à un système en bout de course, vérolé par la loi du marché, la compétitivité et le profit, la technocratie et le consumérisme. Par des restes de colonialisme aussi. Par le passé, il a été possible d'abattre  l’Ancien Régime et de changer de mode de représentation. Et si comme en 1789, il fallait aujourd'hui « réinventer, vivre autrement » pour sortir du trou ? « Et ça ne se fera pas tout seul. »
Alors dans cette longue déambulation à travers la ville sur les traces de Gracchus Babeuf, Théroigne de Méricourt, Saint-Just, Robespierre, l’abbé Grégoire, Beaumarchais, Hugo et quelques autres, Mathias se met à l'écoute de ceux qu'il croise et discute avec eux.
Il y a Ernest, le clochard épris de poésie accroché à son transistor qui vit dans une peur constante ; Anaïs et Sibylle, deux prostituées qui ont pris un jour de congé et se promènent ensemble en attendant d’aller voir leur copine Célestine qui doit accoucher ce jour-là ; Anna et Rachel, deux jeunes mères qui souhaitent et cherchent pour leurs enfants un monde plus harmonieux ; André, dont le héros est Condorcet , qui travaille au rayon éclairage du BHV mais désespère de l'humanité ; de jeunes comédiens qui dans un parc répètent Woyzeck de Büchner, ce révolutionnaire qui parle d'injustice et d'exclusion ; des compagnons charpentiers allemands qui racontent leur périple à travers l’Europe de deux Turcs en exil déçus qui fuyant un pays sous dictature miné par la corruption ont trouvé une France peu accueillante, loin de ce qu’ils avaient imaginé.

Soudain, près du Palais de Justice Mathias croise une jeune avocate pressée à qui il déclare que « la femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit également avoir le droit de monter à la tribune ». La jolie femme, qui reconnaît les propos d'Olympe de Gouges, sourit, le laissant espérer un retour au palais après le rendez-vous professionnel qui l'appelle en banlieue. Une rencontre de hasard que Mathias transformerait bien en relation amoureuse.

Issus d'une autre génération, il y a aussi un académicien sûr de lui, un sénateur, une vieille dame vive et sympathique qui cherche à échapper à la résidence de personnes âgées où sa famille voudrait la caser, un vieil ouvrier immigré à la retraite qui tombe sous son charme...
Et puisque cette journée printanière est propice aux émois, à la promenade et au tourisme, elle offre aussi au jeune homme l'occasion d'échanger avec des Américains, des Espagnols et d'autres étrangers en visite dans la capitale afin d'élargir le cercle de réflexion. 
Inlassablement, comme les philosophes grecs qui déambulaient avec leurs disciples pour que circule la parole et la pensée, Mathias marche et questionne. De la confrontation naît la pensée collective.

Pendant ce temps, s'approche la rumeur sourde d'un accident (un mort ?) à l’hôpital, « A Gonesse, ou peut-être aux Lilas ». Des réductions de personnel auraient été fatales à quelqu’un, semble-t-il. Des émeutes auraient éclaté en banlieue, le trafic du RER s'en trouverait perturbé, et même si pour ce petit monde parisien la périphérie est un monde bien lointain et que le quotidien des protagonistes ne s'en trouve pas directement perturbé, cela vient alimenter le bouillonnement sous-jacent de la société et le parasiter par le sentiment de peur.
« Pour moi, dit Myriam, la question n'est pas pourquoi des émeutes, mais plutôt pourquoi pas d'émeutes. Le président de l'Assemblée nationale se réjouit qu'il n'y ait pas d'envie dans le pays, le ministre de l'Intérieur persécute les Roms puis devient Premier ministre, la ministre de la Santé détruit l'hôpital et veut interdire l'inconscient, la ministre de la Culture n'a pas le temps de lire, le ministre de l'Économie regrette la mort du roi, le président de la République gouverne en bureaucrate... ».
La violence est partout, « dans les choses comme des petites particules coupantes », dans l'inégalité, l'exclusion, la marchandisation et l'isolement. « Il n'y a pas que casser qui est violent. »
Et l'instrumentalisation de la sécurité et la peur sert souvent d'épouvantail pour empêcher de penser.

A la fin du roman, « le travail commence » pour Célestine qui accouche, très belle métaphore pleine d'espoir qui s'élargit aux autres et donne à l'hôpital, où pour des raisons diverses d'autres protagonistes se retrouvent, un air de fête.

 

Ce livre n'est pas un appel à la révolution mais un bilan et un panorama des idées de ceux qui voudraient, sans consensus ni fédération, un changement. Mathias n'est pas un activiste politique mais un homme en colère qui regarde le présent sous le prisme de cette Révolution française qu'il a étudiée avec enthousiasme. En considérant toute l'invention qu'il a fallu  avoir à la Révolution pour s'attaquer aux questions  de la propriété, du droit à l'existence, des femmes, de l'esclavage, il se dit  que certaines des clefs qu'ils ont utilisées alors, que le réinvestissement des mots face au verbiage politique, pourraient peut-être servir de levier à un nouvel élan.  Se situant moins dans le champ de l'idéologie que dans celui de l'Histoire, il cherche, par le collectif et la parole, la voie pour élaborer un avenir différent. Et c'est cette récolte verbale, cette polyphonie nourrie de dialogues qui, en multipliant les angles de vue, donnent plus la température de notre époque qu'elles n'apportent de réponses toutes faites, et fournissent le matériau d'une réflexion nourrie ancrée dans le réel et le présent.

Paris, haut lieu de la Révolution, avec ses parcs, ses édifices, ses rues, ses bars, ses transports, mais aussi haut lieu de la diversité, est ici un élément symbolique important. Son agitation permanente accentue l'effet de mouvement de tous ces personnages qui marchent, se croisent, se recroisent parfois, dans une effervescence de ruche, et fait un écrin naturel à la multiplicité des protagonistes. 

Mais au-delà de son côté militant et de la remise en cause de ce système capitaliste néo-libéral qui transforme l'homme en marchandise avec un nouveau mode d'asservissement, ce roman est surtout celui du désir. Il affirme la nécessité et l'envie d'une autre société où le citoyen et sa parole retrouveraient une place, celle d'un vivre ensemble dans la liberté et l'égalité, ici et maintenant. Il ose exprimer le rêve d'un avenir où les mots « Hommes », « bonheur », « solidarité » et « espoir » retrouveraient leur valeur.

Ce roman audacieux, par sa forme éclatée dans l'espace et le temps, par cette narration libre qui rejette le carcan des tirets et guillemets et mêlent les phrases dans un rapport dynamique pour en faire un tout cohérent, par son exubérance verbale nourrie d'associations, improbables parfois, qui finissent par faire sens, incarne magistralement ce désordre foisonnant, disparate voire empreint de contradictions des paroles spontanées, envisagées comme les briques nécessaires à la construction d'un autre monde possible, partagé, libre, juste et fraternel où la culture et le langage retrouvent leur place essentielle.
« Quand on dit un mot, ça fait exister la chose. Tout le monde le sait mais tout le monde ne le croit pas. Il y en a trop, des cyniques. Les cyniques ne croient pas aux mots. Ils croient qu’ils peuvent manipuler les mots sans que ça ait un effet sur eux. Ils sont cons. Ils se trompent. »

C'est un superbe livre plein de jeunesse où l'espoir est étonnamment présent, où les mots, loin du ressassement, de l'aquoibonisme et de la nostalgie ambiants, portent le désir et poussent vers le côté lumineux de la vie, encourageant chacun à la réflexion, au mouvement et à l'action, que Leslie Kaplan nous offre ici.

Gorgé de sève et de joie il résonne fort en ces temps de désespérance latente mais fait aussi écho à l'actualité de la Grèce, des « Indignés » en Espagne ou des « Nuit debout » chez nous. Débordant d'énergie et de chaleur, il fait pétiller les yeux d'envie pendant sa lecture et pose un sourire sur les lèvres.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/06/16)    



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P.O.L.

(Janvier 2016)
256 pages - 16,90 €










Leslie Kaplan,
née à New-York en 1943, élevée à Paris dans une famille américaine, écrit en français. Après des études de philosophie, d'histoire et de psychologie, elle a travaillé deux ans en usine et participé au mouvement de Mai 68. Elle a publié une vingtaine de livres depuis L'Excès-l'usine (Hachette/P.O.L, 1982).