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Petros MARKARIS

Pain, éducation, liberté



Le roman se situe en Grèce, en 2014. Depuis quatre ans le pays rongé par une dette hors norme a été mis en banqueroute sous tutelle des instances européennes. Un magasin sur deux a fermé, les faillites d’entreprises ne se comptent plus, l’émigration des jeunes s’accélère parallèlement à la pauvreté et les suicides se développent.
« Tout cet argent qu'on a reçu pendant des années, ces subventions d'un peu partout, cela n'a pas servi à construire du neuf, à investir, à s'équiper, non. On a ajouté des étages à nos maisons... Oui, mais nos grands-pères et nos pères savaient que les maisons supportent un seul étage de plus. Alors, nous nous sommes payé trois voitures par famille, des maisons de campagne, des piscines, des canots pneumatiques. Les fondations n'ont pas tenu et la maison s'est effondrée. »
La survie et le quotidien sont de plus en plus difficiles, les manifestations se multiplient et les immigrés sont la cible permanente de l’extrême droite. Un effondrement vécu au jour le jour qui s'accompagne, à Athènes, d'une véritable dépression collective.
« Le malheur est notre cousin. Nous avons vécu avec lui autant que je m’en souvienne. Sous prétexte qu’il s’est éclipsé quelques années, nous avons cru qu’il nous oubliait. Et voilà qu’il retrouve la mémoire. »

L'ordinaire du commissaire Charitos est de constater le décès des chômeurs ou retraités qui ne parviennent plus à vivre de leur trop maigre pension ou de leurs économies, d'encadrer les manifestations qui bloquent la circulation pour éviter les dérives, tandis que le désespoir et la colère n'en finissent pas de s’accroître.
À l'unisson, le crime aussi flirte avec la politique et l'économie : un mystérieux justicier qui sous le pseudonyme de "percepteur national" invite les riches fraudeurs et les banquiers véreux à régler leur dette à l’État et au fisc s’ils veulent rester en vie fait face à des commandos de l'extrême droite qui n'hésitent plus à passer à l'acte et à tabasser ou tuer de l'immigré. Ceux-ci pourtant ne demanderaient souvent qu'à être renvoyés de ce pays sans avenir mais « de toutes manière, le gouvernement grec n’aurait même pas les moyens financiers d’organiser le retour au pays de ces personnes qui, pour beaucoup, aimeraient d’ailleurs fuir ce pays où l’emploi est devenu une denrée rarissime. »

C'est la veille des fêtes de fin d'année que le commissaire apprend la suspension de son modeste salaire pour trois mois ou plus. Cela n’empêche pas des festivités chaleureuses passées en famille avec sa femme Adriani, leur fille Katérina, leur gendre Phanis et Zissis, un grand résistant dans le passé qui jamais n'a déposé les armes, mais parasitées par l'angoisse et l'actualité car la nuit même la Grèce, comme l'ont fait l'Espagne et l'Italie, quitte l'Euro pour revenir à sa monnaie nationale, s'excluant du système monétaire européen.

Dorénavant, survivre relève d'une lutte quotidienne et mutualisation, débrouille, pragmatisme et  simplicité, sont la nécessité pour tous. La sauvegarde de la dignité aussi. Alors, en cuisine, Adriani réduit la consommation de  viande et négocie dur le prix du poisson. « Nous mangerons de la viande une fois de temps en temps, nous vivrons de légumes secs. Cela fait des années que des spécialistes me cassent les oreilles à la télévision avec leur alimentation saine. Eh bien l’alimentation saine va devenir une nécessité. » Katérina, avocate sans cabinet ni salaire et son mari médecin sans honoraires se mettent au service des opprimés et viennent manger tous les soirs à la table familiale pour partager et réduire les frais. Charitos, la mort dans l'âme, doit laisser sa chère voiture au garage faute de pouvoir payer l'essence qui lui permettrait de rouler.

Katérina est saisie pour la défense de Kyriakos Demertzis, un jeune étudiant arrêté comme dealer qui reconnaît aisément les faits.  C'est afin de participer au financement d'un ancien hôtel converti en squat pour SDF qu'il aurait vendu de la drogue mais, pour le commissaire Charitos, son collègue des stups et la jeune femme, quelque chose cloche. L'étudiant sérieux et issu d'une bonne famille n'a pas le profil adéquat même si la confrontation avec le père témoigne d'une rupture et d'une haine intergénérationnelle assez violente et réciproque.

Peu après, le cadavre de Demertzis père est découvert assassiné dans l'ancien centre olympique de Paleo de Faliro. Un acte probablement symbolique car l'entreprise de la victime en avait obtenu le fructueux marché de la construction. Le tueur (ou la faction extrémiste) a laissé auprès des victimes le célèbre slogan brandi par les insurgés de la "génération de Polytechnique", Pain, éducation, liberté, comme unique revendication.
Cela ferait référence à l'appartenance du mort au groupe d'étudiants qui en 1973 s'étaient rebellés contre la junte militaire  avant d'être réprimés durement, emprisonnés, et pour certains torturés.  La Grèce républicaine avait su se montrer reconnaissante et, placés ensuite à divers postes clés, ceux-ci avaient pu s'enrichir notablement non sans suspicion de corruption.
 « La génération de Polytechnique a régné pendant dix ans au moins. Après la Dictature, ils ont pris le pouvoir en politique, dans les syndicats, les coopératives agricoles, l'éducation, partout [...] Puis une nouvelle génération est apparue, formée à l'image de la précédente. Elle s'est donc mise à revendiquer sa part, et c'est là que les conflits et les haines ont commencé. Si vous voulez chercher l'assassin parmi cette masse, il va falloir plonger profond, commissaire. »
Faut-il attribuer le meurtre de Demertzis à l’extrême gauche déçue par ses héros ou aux nazillons d'Aube dorée en mal de règlement de compte ? À moins qu'il ne s'agisse tout simplement, l'hypothèse du conflit professionnel ayant été vite écartée, d'un crime passionnel ou d'une affaire privée ? Charitos n'exclut aucune piste.

La deuxième victime, issue du même creuset et revendiquée par le même slogan, est un universitaire qui, après la rébellion contre la junte militaire, avait connu une carrière aussi brillante que lucrative. « C’était un professeur dévoué à sa matière et à ses étudiants [...] Si ça continue, il va faire de la victime un saint dont je pourrai rapporter l’icône à la maison. »
Tout le prisme politique va représenter alors un coupable potentiel, de l’extrême gauche à l’extrême droite.

Pendant ce temps Katérina et son associée Mania s'organisent avec les moyens du bord et élargissent leur projet initial d'aide aux drogués à la création de Radio espoir, une station en lutte contre la propagande gouvernementale et en résistance contre la haine et la violence qui gangrènent toute la société. Lambros Zissis, lui, avec la rigueur et la discipline issues de sa formation politique communiste et la vie dans les camps où il fut détenu, contribue à l'animation d'un foyer pour sans-abri. 

Dimos Lepeniotis, le troisième sur la liste du ou des meurtriers, avec le même profil et suivant le même scénario,  était un syndicaliste d'envergure nationale.
Et Charitos pense que, même si le tueur opère éventuellement seul, il a forcément un complice qui serait à l'origine de ces exécutions…

Pain, éducation, liberté, troisième volet d'une trilogie après Liquidations à la grecque (prix Le Point du Polar européen 2013) et Le Justicier d’Athènes, fouille de l'intérieur  la crise grecque .

Écrit en 2012 et situé en 2014, le polar imagine dans une politique fiction une Grèce qui aurait renoncé à l'euro pour retrouver la drachme. Et l'enquête menée par le commissaire attachant sert ici de support à une rétrospective historique de la Grèce, de la dictature à nos jours et à un tableau de ce pays surendetté en pleine crise.
Au-delà de la violence et de la pauvreté galopante, l'auteur met en avant les logiques de solidarité et de partage qui s'installent et, si elles ne permettent pas de rebâtir l'économie du pays, représentent au moins une dynamique positive, un espoir, tentant de protéger les plus faibles et d'éviter les dérives de la violence et de la xénophobie.

Il a aussi souvent recours à l'humour pour donner de l'air et du sourire à son récit.
Alors, au-delà de ce que véhicule la presse presque quotidiennement, on découvre ici de plus près la population, avec ses dérives et ses colères, ses désillusions et sa corruption, son fossé intergénérationnel, les élans et la fierté qui résistent au rouleau compresseur.

Pain, Éducation, Liberté est un roman plein d'humanité au rythme vif avec une intrigue soutenue et de beaux personnages, qui, à partir d'une enquête bien menée et d'un document vu à hauteur des habitants,  éclaire avec justesse cette crise terrible que traverse le peuple grec.
Son titre, faisant référence au slogan gravé dans la mémoire des Grecs, résonne aussi chez  le  lecteur bien après la lecture terminée, comme un mot d'ordre commun à bien d'autres imaginaires.
 
Instructif, humaniste et passionnant !

Dominique Baillon-Lalande 
(04/07/15)    



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Noir & polar








Points Seuil Policier

(Mars 2015)
264 pages - 6,70 €


Traduit du grec
par Michel Volkovitch


Paru au Seuil
en mars 2014










Petros Markaris,
né en 1937, écrivain et traducteur, a aussi été scénariste pour Theo Angelopoulos. Ses enquêtes du commissaire Charitos sont traduites en plusieurs langues.




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