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Romain MONNERY

Le saut du requin


L'histoire de deux amoureux, un homme et une femme, trentenaires solitaires au temps d'Internet, de Facebook et des sites de rencontres.
Lui, Ziggy, est un "j'en foutre" tour à tour minable et flamboyant qui se prendrait bien pour un auteur maudit alors que ses délires philosophico-lyriques et ses "conseils" ne sont publiés que sur son blog personnel. Un mégalo fasciné par lui-même et sa beauté qui n'est en fait qu'un macho de base qui a besoin de conquête mais a peur des sentiments et de tout engagement, un sale môme qui a mal au ventre face à la vie.
Elle, Méline, est une femme au physique assez quelconque qui travaille pour une agence de communication, a un cœur de midinette et s'ennuie à l'étroit dans son appartement de célibataire.
"Ils s'étaient rencontrés sur Adopteunmec, terrain de jeu pour célibataires où l'amour était vendu pour ce qu'il était : un bien de consommation, avec son lot d'arnaques et d'invendus. Charge aux hommes de se présenter sous leur meilleur jour, libre aux femmes de les acquérir."

L'homme, qui a tout du parfait salaud, affiche d'emblée la couleur : ce sera deux jours par semaine, du vendredi soir au dimanche midi, avec la télé toujours allumée en bruit de fond, sans promesses et avec quelques soutiens financiers de sa part à elle quand nécessaire. Les sentiments au vestiaire !
"En plus d'un prénom ridicule, Ziggy avait hérité de ses parents la conviction qu'il avait du talent, du génie, et qu'un destin de star l'attendait. Conforté dans cette idée par une voyante qui avait prédit de grandes choses à son sujet, il s'en était remis à sa bonne étoile : il n'avait rien foutu."
Un égocentrique de première qui "s'imaginait que sa partenaire était satisfaite du moment qu'il trouvait son plaisir. […] Ziggy franchissait la ligne d'arrivée en solitaire, tête baissée ; après quoi il montait sans un mot sur l'oreiller qui lui servait de podium pour célébrer sa victoire dans les bras de Morphée." Un marginal qui n'a aucune vie sociale hors les deux copains d'enfance auxquels il consacre tous ses dimanches après-midi pour une séance à rallonge de jeux de console. L'archétype d'une génération égocentrique qui espère que quelque chose va arriver en passant son temps à rigoler avec ses potes, Moshe, marié et père de famille et Farid, un cavaleur de première.

Elle, qui n'a aucune vie en dehors de son travail, n'a pour amie qu'une collègue et ne fréquente que sa sœur, mariée et mère de famille, qui s'oppose à elle comme une caricature de la normalité bien pensante et fataliste. Tous les ingrédients sont donc réunis pour qu'elle tombe sous le charme de la singularité, l'apparente franchise, l'assurance du premier venu. "Sans doute il existait des endroits plus poétiques qu'un kebab pour un premier rendez-vous mais à ce stade, il aurait pu l'emmener faire les poubelles qu'elle aurait trouvé ça exotique. Le cadre importait peu. Ce qu'elle retenait, c'était l'aventure, l'inattendu."

Ils ne se voient que chez elle car l'énergumène qui protège sauvagement son autonomie, sa tranquillité et son intimité, ne souhaite pas afficher leur relation au dehors.
"Règle n°5 : les amis de mes amis sont mes amis, ça peut marcher sur Facebook mais pas dans la vraie vie. Inutile de me les présenter, c'est perdu d'avance. Pareil pour les parents, d'ailleurs. Chacun sa merde."
"Règle n°9 : Ce qui se passe entre nous ne regarde personne d'autre."
Une union libre et à temps partiel pour l'hygiène et le plaisir, sans risque et sans douleur.
"Le meilleur moyen de pourrir une relation, c'est de commencer à se soucier de ce que pense l'autre. Qu'on soit bien d'accord là-dessus : pas de ça entre nous." (Règle n°1)

Mais au bout d'un an de cette relation singulière basée sur les dix règles ahurissantes que le mâle a édictées, Méline amoureuse mais un peu lasse de sa goujaterie et de ses caprices qu'elle satisfait sans regimber, voudrait bien passer à la vitesse supérieure. Quand elle se jette à l'eau et ose parler sentiment, paniqué ou écœuré, l'un et l'autre sûrement un peu, Ziggy fait semblant de ne rien entendre et se sauve.
La collègue, confidente et amie de Méline, lui conseille alors de prendre les choses en main. Elle pourrait jouer l'indifférence et profiter de cette liberté qu'il s'octroie et lui laisse, pour aller voir ailleurs. En se débrouillant pour qu'il l'apprenne par le Net, bien sûr. D'abord, changer son look pour se faire désirer et faire jouer la concurrence. Ainsi coachée par Noémie, jeune femme à la vie agitée qui se voit en femme fatale, elle tentera donc de se faire respecter et d'arriver à ses fins sans faire fuir son cher artiste. Fabrice, le collègue un peu falot qui la dévore des yeux depuis un temps certain, devrait pouvoir faire l'affaire.
Si ce dernier s'avère sans fantaisie et parfois ennuyeux, sa fréquentation est reposante et il sait se montrer attentionné et attachant. "Sa compagnie n'était pas du genre à transformer chaque seconde en un moment mémorable mais Méline devait reconnaître qu'il lui redonnait confiance. C'est vrai qu'il était agréable d'être considérée comme un objet de désir après avoir été traitée si longtemps comme une remorque. […] Fabrice n'était peut-être pas Ziggy, mais il était là pour elle, lui."
De son côté, plus Méline semble se détacher, plus Ziggy, titillé par la jalousie, semble se découvrir amoureux et prêt à toutes les concessions.
Le plan semble fonctionner à merveille. Noémie lui avait dit de tenir quarante jours sans le voir... Long mais, grâce à Fabrice, tenable.

L'étape numéro trois sera, après les retrouvailles avec un Ziggy transformé en gentil toutou, un ménage à trois avec ses phases d'alternance.
"les hommes vivent dans la peur de ne pas être à la hauteur, […] les femmes, elles, sont exigeantes et veulent tout et son contraire"

Puis, quand elle se lasse de ce jeu devenu routine et insatisfaction, la trentaine se pointant, elle imagine, sur les conseils avisés de sa sœur, un subterfuge qui devrait l'aider à choisir celui avec lequel elle pourrait envisager de continuer sa route.

"Le saut du requin" est une expression qui désigne le moment où les scénaristes de séries TV se trouvent contraints, face à une chute d'audience, de créer situations et retournements les plus improbables pour relancer l'audimat. Le titre est bien trouvé car c'est exactement ce qui se passe dans cette relation amoureuse digne d'un roman de gare et d'une série B.

A partir de ce pitch peu alléchant, l'auteur nous offre un divertissement jubilatoire, qui fait rire, souvent, s'étire un peu parfois, pour développer avec désinvolture et humour les soubresauts d'un couple de la rencontre, sur Internet bien sûr, à sa séparation. Les histoires d'amour ne ressemblent-elles pas toutes aujourd'hui à des CDD et ne sont-elles pas un bien de consommation comme un autre ?
Mais à travers cette histoire banale et ses personnages, c'est aussi d'ego ou de confiance en soi qui fait défaut, de peurs, de liberté, de respect, de rêves ou fantasmes, que l'auteur nous parle. Et finalement, devant les jeux cruels ou les pièges tendus par l'un ou l'autre, c'est la vacuité de ce monde de communication et l'angoisse devant ce vide de toute une génération que ce roman reflète.

Les protagonistes sont certes caricaturaux, de l'enfant gâté figé dans une posture d'artiste génial et incompris qui se conduit avec une muflerie hallucinante, la chargée de communication falote et complexée par son physique et sa "normalité", des copains immatures de l'un à la copine de Méline qui s'imagine en maîtresse-femme et en manipulatrice en passant par Fabrice, le collègue qui s'avère d'une neutralité pathologique, tous ont pour point commun d'être un peu perdus, plombés par la solitude et en quête d'un autre (ou des autres) pour donner un sens à leur agitation.

Une tragi-comédie mise en scène à la première personne en de très courts chapitres, pleine de clichés et de références populaires autant musicales qu'audiovisuelles, embarquée par un rythme enlevé, baignée d'humour et jouant du sens du détail et de la férocité du trait aussi bien que du clin d'œil, qui s'avère parfaitement désopilante et fort jouissive. Plus caustique et plus profonde aussi, par la façon dont l'auteur détourne les codes du genre et ancre son récit dans la société contemporaine, que ce qu'elle pourrait sembler être.
Un refus de l'apitoiement accompagné du recours systématique au sourire en toutes circonstances, un cabotinage provocateur destiné à faire rire de tout et surtout du pire, qui finissent par inquiéter le lecteur hilare et par prendre des allures de conte moral.

Ce roman s'inscrit dans la continuité de l'exploration générationnelle entreprise par l'auteur dans son premier roman (Libre, seul et assoupi). On y retrouve le même désespoir jubilatoire planqué derrière la désinvolture et la légèreté apparentes, la même acuité du regard porté sur l'absurdité et la vanité de notre société. La confirmation d'une vraie personnalité d'écrivain ancré dans son époque et porte-parole de sa génération.

Allez-y voir. Les lectures qui déclenchent le rire du lecteur, en faisant se retourner sur lui les voyageurs des transports en commun, ne sont pas si fréquentes.

Dominique Baillon-Lalande 
(25/03/14)    



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Lectures









Au Diable Vauvert
(Janvier 2014)
265 pages - 17 €





Livre de poche
(Février 2015))
264 pages - 6,60 €










Romain Monnery,
né en 1980, a suivi des études de langues
et de communication.
Le saut du requin
est son deuxième roman.





Découvrir sur notre site
le précédent roman
du même auteur :
Libre, seul et assoupi

Ce roman paraîtra
au Livre de Poche
en avril 2014,
l'adaptation au cinéma
sous le titre
Libre et assoupi
sera sur les écrans
à partir du 7 mai.



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