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Sylvain PATTIEU

Beauté parade


« C'est ici le pays du cheveu, de l'ongle, du soin à petit prix. On tend ses mains et ses doigts, on abandonne sa tête, on confie son apparence à ces boutiques qui ne brillent pas par ça, l'apparence. »

Dans ce salon de beauté au cœur d’un Xème arrondissement de Paris, métro Château-d'Eau, un jour de février, le patron est parti avec la caisse sans payer leurs arriérés de salaires à ses sept employés. « Châ teau-d'Eau zone de non-droit, comme on dit des cités terribles. En plein cœur de Paris. Non-droit du travail. Non-droits humains. Sous le regard de tous. »
Dans ce royaume de la beauté aux fortes odeurs chimiques, bruyant et coloré, travaillent six femmes et un homme, tous sans-papiers, cinq Chinois et deux Africaines (« terme vague pour désigner des femmes noires originaires de l'Ouest du continent ») qui travaillent au noir, contraints d’acheter les produits cosmétiques nécessaires à leur travail, pour percevoir comme salaire, les bons mois, la moitié du chiffre d’affaires remis en liquide de la main du patron.
« Ici c'est simple : pas de Code du travail. Horaires flexibles au maximum, salaires au compte-gouttes, de temps en temps, pas d'hygiène, pas de sécurité. Un rapport patron-salarié sans filet, sans règle formelle, sans syndicat. »
« Un  monde du travail parallèle. » Un monde majoritairement féminin aussi.

Alors, Lin Mei (la "meneuse") et ses collègues, décidés à garder leur travail, occupent les lieux, poursuivant leurs activités de jour, mangeant et dormant sur place après la fermeture. Jusqu’alors Chinois et Africaines ne se côtoyaient pas vraiment : autre étage, clientèles séparées, fossé culturel et linguistique... Ils apprendront à cette occasion à se connaître.
Par cette "grève au travail" portée par des « bras actifs pour faire tourner la boutique, à la place du patron absent, pour alimenter la caisse de combat », ce n'est pas seulement leur salaire qu'ils défendent mais aussi un savoir-faire qu'ils affirment, la reconnaissance de leur activité et la dignité qu'ils revendiquent. Faire grève pour exiger le respect de leurs droits et des papiers.
Une première dans ce secteur d’activité et un mouvement social d’une forme inédite, mené par six femmes et un homme, sans patron en face, qui bénéficiera vite du soutien de la CGT et de la solidarité des clients et de la population du quartier.

Ils ont tenu bon pendant soixante-quinze jours, jusqu'à la régularisation au compte-gouttes – pour tenter sans succès de les diviser – des sept employés.

« Il y aura peut-être une autre boutique
Il y aura d’autres grèves encore.
Il y aura des anciens sans-papiers devenus travailleurs.
Des anciens sans-papiers devenus citoyens
Il y a ces sept qui se sont battus.
Il y a ces sept qui ont gagné. »

Quelques mois après cette grève, dans le même quartier, d’autres travailleuses sans-papiers ont suivi leur exemple.

Sylvain Pattieu s’appuie sur l’histoire de cette lutte, dont les médias se sont fait écho, pour raconter en filigrane la mondialisation, les pays riches qui exploitent des travailleurs sans papiers dans des secteurs non délocalisables et aborde aussi par le biais des activités du salon, la commercialisation du corps (les cheveux, dans ce cas précis) des pauvres pour survivre.
Mais ce récit vif, bruyant et coloré, avec ces paroles de femmes, la vie et la solidarité du quartier qui les abrite, cet accompagnement humain des syndicalistes qui occupent les lieux avec elles et les aident, s'inscrit avant tout dans l'humain, nous embarque dans du vivant sur ces chemins qui tissent les existences.
Beauté Parade nous entraîne dans le microcosme de femmes sans-papiers au travail qui ne se positionnent jamais dans la plainte ou la victimisation, mais dans la combativité, l'énergie, la colère, la détermination, la générosité, la joie et l'espoir. Qui dit aussi le refus de la fatalité et de la soumission et la nécessité, ensemble, de relever la tête.
"Beauté", "dignité" et "émancipation", sont les trois mots clefs de ce récit.

Si Sylvain Pattieu est aussi socio-historien et que ce livre a, par certains aspects, tout du documentaire sur une grève inscrite dans la réalité et non travestie ou transposée par l'auteur, nous sommes bien là devant ce qu'il appelle lui-même du "documentaire littéraire". Certes le huis clos du salon et la proximité (l'auteur résident du quartier s'est effectivement imprégné des lieux et des acteurs du conflit social) l'y aident, mais on s'éloigne bien ici de l'article journalistique ou de l'essai socio-politique par la complicité humaine qu'il parvient à établir avec ces femmes. Elles habitent littéralement les pages, avec leur combat certes, mais aussi leurs cultures, leurs histoires personnelles, leur famille restée là-bas, les souffrances qu'elles dévoilent avec pudeur, le caractère de chacune, et le lecteur finit par leur donner un visage, à avoir l'impression de les connaître, presque, intimement. Quelques portraits de clientes, aussi "exotiques" que les professionnelles, viennent compléter l'ensemble de façon assez amusante, parfois.
Ces portraits émouvants de femmes ouvrent le regard sur cette frange, plus importante qu'on ne le croit mais rendue invisible, de sans-papiers intégrés dans le monde du travail, vivant dans une société parallèle, surexploités mais protégés en partie du souffle malin de l'expulsion par une certaine normalité apparente.

Un récit de solidarité exemplaire, sympathique, utile, respectueux et chaleureux qui a le mérite de rappeler superbement que la lutte, ça se décline aussi au féminin et dans une France arc-en-ciel, que chacun est en droit, et se doit, de défendre sa dignité et que l'issue du combat collectif peut, parfois, être heureuse.
Un texte ensoleillé et porteur d'espoir qui fait du bien.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/02/15)    



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Plein Jour

(Janvier 2015)
216 pages - 18 €










Sylvain Pattieu,
 né en 1979, maître de conférences à l’université Paris-8, a déjà publié deux romans, Des impatientes et Le bonheur pauvre rengaine (éditions du Rouergue), et plusieurs documents parmi lesquels : Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Plein Jour).










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