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Raquel ROBLES


Petits combattants



On est en Argentine sous la dictature.
"Je savais que nous étions en guerre, [...] et qu'ils devaient se trouver dans une prison glaciale en train de lutter pour leur vie", ainsi commence le récit d'une fillette d'une dizaine d'années dont les parents, des "Montoneros", cette organisation de la jeunesse péroniste qui pratiqua la lutte armée dans l'Argentine des années 1970, ont été embarqués par des soldats dans une Falco vert olive, tandis qu'elle et son petit frère dormaient sans s'apercevoir de rien.
Le "Pire" tant redouté venait donc d'arriver.

Les enfants vont alors devoir abandonner leur maison, qu'ils habitaient en famille avec la grand-mère, leur école, leur quartier, pour suivre l'oncle et la tante qui se proposent de les mettre à l'abri chez eux à Buenos Aires. Là, les attend également une autre grand-mère un peu folle, juive et rescapée du ghetto de Varsovie. Une famille communiste qui donne le change aux enfants mais ne se berce pas d'illusions, entreprenant rapidement d'obtenir la garde des deux petits pour leur éviter l'orphelinat. Des gens un peu maladroits et peu expansifs, dont les deux garçons adultes ont quitté la maison il y a déjà un certain temps, qui font ce qu'ils peuvent.
Les gamins n'ont presque rien apporté et il n'y a pas de jouets, de jeux éducatifs ou livres pour "stimuler l'activité du cerveau et éduquer" remarque la narratrice. Une nouvelle vie, vraiment. Heureusement, il y a un électrophone qui fascine la fillette et un jardin plein de fleurs pour abriter le chagrin et les confidences de la fratrie. Pour ne pas courir le risque de voir leurs neurones inemployés s'atrophier dans l'attente du retour des parents, la fillette décide d'entraîner le plus souvent possible son frère dans les maisons des différents voisins pour découvrir un maximum de jeux et s'exercer à tout. C'est une enfant volontaire, obstinée et curieuse, secrète et réservée, capable de présenter un visage lisse sans rien laisser paraître de ses sentiments. Elle témoigne d'une force de caractère affirmée et d'une maîtrise étonnante pour une fillette de son âge, qui lui permettent de protéger son frère, de prendre leur sort commun en main, de lui apprendre à résister. Avec le départ des parents, elle se sent investie d'une mission : s'entraîner avec son frère, pour être dignes d'eux, ne pas les trahir, être prêts à la révolution quand ils reviendront.
En attendant, ne rien laisser paraître, au risque d'être emprisonnés à leur tour.
Figés dans l'attente, toujours un peu en marge de leurs camarades de classes "tellement normaux", athées quand la classe entière fait la prière tous les matins, vêtus par la grand-mère tricoteuse quand les autres suivent la mode, méfiants par expérience et par crainte de la dénonciation, ils oublient parfois leur chagrin et leur angoisse dans leurs jeux. Ils grandissent.

Parfois une amie de leurs parents, une camarade, leur rend visite, les prend pour le week-end et leur parle d'eux, avant, car elle non plus n'a pas de nouvelles. "Elle parlait de nos parents avec un naturel qui nous donnait à tous deux l'impression d'entendre un claquement de porte et nous laissait muets et alarmés. C'était agréable et c'était pénible. C'était bizarre".
Le samedi aussi, parfois, ils vont retrouver d'autres enfants, à un club à l'autre bout de la ville.

Des années s'écoulent, noires et tremblantes. Ils y voient des élèves suivre au loin leur famille pour fuir la police, le voisin d'en face arrêté dans la nuit puis relâché quelques heures après, la terreur dans les yeux de celle à qui on demande un objet oublié dans la demeure des disparus, le rejet du professeur particulier d'anglais de la fillette qui sous la pression familiale lui interdit sa porte… La peur, partout, chez tous, transpire.
Au fil du roman cependant, la pression se relâche et un changement subtil s'opère chez la narratrice : sans trahir ce qu'elle nomme sa conscience et les siens, devenue adolescente, elle accepte petit à petit l'inéluctable, découvre les émois du corps et du cœur, se prend à penser au futur.

En 1983, "à la télévision, l'Ennemi a publié une liste des subversifs morts au combats. Mes parents ne figuraient pas sur cette liste. […] Moi je savais que le Pire était pire."

Si ce roman ne nous apprend rien de nouveau sur cette dictature militaire aux victimes et disparus en nombre, ce n'est pas un roman de plus sur cette sombre période de l'Argentine.
Comme le roman de Laura Alcoba (Le bleu des abeilles), chroniqué sur ce site, il se positionne à hauteur d'enfant en restituant la réalité dans l'immédiateté sur leur ressenti, plus qu'il ne se livre à une analyse politique ou historique.
Mais si on y retrouve la même narration des petits faits au quotidien et le souci d'être digne de l'héritage idéologique des siens, la comparaison s'arrête là, car le contexte ensuite diffère.
Face à l'exil de l'une, la narratrice de Petits combattants qui forme un duo indissociable avec son jeune frère à la fois à sa charge moralement mais aussi moteur pour ne pas flancher, vit ce traumatisme de la disparition brutale de ses deux parents dans son pays et dans l'attente.
Le récit progresse, de façon fragmentaire, à travers son monologue intérieur, au fil des souvenirs et des événements familiaux, avec en fond la vision romantique et schématique que l'enfant a du contexte politique, avec ses bons et ses méchants, les camarades et l'Ennemi.
C'est à travers ses mots, en toute naïveté mais non sans violence, que le Buenos Aires de la dictature, frappé de peur et cadenassé par les arrestations permanentes (30 000 disparus, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers politiques), par le poids de la religion illustré magistralement par quelques anecdotes scolaires, nous est restitué. Les familles des disparus, jamais n'auront connaissance du sort réservé aux leurs avant leur mort, ni de la nature et de la date de celle-ci.
Mais ce roman c'est aussi une page d'enfance où l'absence, l'incompréhension, l'espoir, le chagrin, sont livrés en direct. Où le lecteur assiste sur quelques années (cinq ou six ans) à la construction psychologique et affective de deux enfants dans la tourmente.

Le récit se nourrit, bien évidemment, d'une part autobiographique, puisque les parents de Raquel Robles (Flora Pasatir et Gastón Robles, secrétaire d'État à l'Agriculture du gouvernement de Héctor Cámpora) furent arrêtés en 1976 à leur domicile, alors que leurs deux enfants, dont l'auteur de cinq ans, dormaient. Mais, si cela lui donne une authenticité palpable et génère par empathie une émotion indiscutable, l'auteur a su néanmoins transcender ses souvenirs pour qu'ils puissent se rapporter à toute la génération qui a dû dans ce contexte particulier se construire au-delà de la peur, la dissimulation et le silence.
"Chaque mort de la dictature a été – et continue à être – une partie d'une trame familiale" dit l'auteur dans une interview sur Feedbooks.

Un livre fort, drôle et émouvant.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/02/14)    



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Liana Levi

(Février 2014)
144 pages - 14,50 €


Traduit de l’espagnol
(Argentine)
par
Dominique Lepreux








Raquel Robles,
née à Santa Fe en 1971, auteur de deux autres romans, est aussi enseignante spécialisée dans les sciences de l'éducation et travaille auprès d'adolescents en difficulté. Membre fondateur de l'association H.I.J.O.S. (Les enfants de disparus), elle se consacre à la lutte contre l'impunité.