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Laurent SAGALOVITSCH

Vera Kaplan


Vera Kaplan est juive. Elle est née à Berlin en 1922 dans une famille aisée.  Son père était un célèbre journaliste sportif pour le plus grand journal de la capitale mais cela n'évitera à sa famille sous l'Allemagne nazie ni l'étoile jaune, ni le licenciement, ni la faim et la clandestinité. Vera est une jeune fille révoltée par la naïveté et la docilité de son peuple, farouchement déterminée à survivre, à ne pas renoncer. « Moi, j'ai l'impression que je me bat à ma façon. En restant en vie, en refusant d'accepter de devenir une de leurs victimes, je me conduis comme un être humain, pas comme une vache docile qu'on mène à l'abattoir. C'est devenu parfaitement clair ces derniers jours. Je vais me sauver. »
Après être tombée entre les mains de la Gestapo qui  n'eut pas grand mal à l'effrayer avec quelques sévices, elle acceptera le marché qui lui est mis en main : collaborer avec eux ou voir sa mère gravement malade mourir à petit feu faute de soins et son père déporté avec le prochain convoi. Si elle veut que les siens soient provisoirement épargnés, il lui faudra pister et dénoncer les Juifs de Berlin ayant échappé aux rafles pour qu'ils soient ensuite expédiés dans les camps. Des hommes et des femmes qui ont parfois croisé sa route autrefois et ne se méfient généralement pas d'une des leurs, seront ainsi embarqués chaque jour par les nazis sur un simple signe ou une indication de sa part. Ses parents ne sauront rien de cette mission aussi discrète que sinistre. Ni alors ni plus tard puisqu'ils seront du dernier convoi de Juifs berlinois déportés et qu'ils mourront à Auschwitz.
Vera, protégée par son statut de « chasseur », ne les suivra pas et continuera son travail jusqu'à la défaite des nazis. 

À la fin de la guerre, elle sera jugée et condamnée à dix ans de prison. « Au nom des hommes, je devais être coupable. Il ne pouvait en être autrement et je n'ai jamais cherché à me disculper. J'ai accepté ma condamnation  parce que je savais que mon emprisonnement était nécessaire pour apaiser leur douleur. » dira-t-elle à son procès.  Sa fille lui sera enlevée pour être finalement adoptée par un couple juif vivant en Israël. Jamais, malgré les recherches menées à sa sortie de prison, elle n'en apprendra plus malgré l'avocat chèrement payé pour retrouver sa trace. Il lui a fallu accepter que jamais elle ne reverrait son enfant. Alors pour s'en rapprocher elle renoue avec sa culture et sa langue et lui écrit chaque jour dans l'infime espoir qu'un jour ses lettres lui parviennent. Cela lui aura aussi permis de devenir à la quarantaine, sous un autre nom, une interprète allemand-hébreu réputée.
À 76 ans, malade et fatiguée, Vera après avoir bouclé sa confession, se suicidera.

À Tel-Aviv, en 1998, un jeune homme apprend par un courrier la mort de sa grand-mère, Vera Kaplan, dont il ignorait jusque-là l’existence. La  lettre  qu’un notaire de Wiesbaden (Allemagne)  a adressée à sa mère Paula, décédée depuis trois ans, est accompagnée de deux carnets écrits à plus de cinquante ans d’écart : le journal intime de Vera en 1944, et un cahier écrit les jours précédant son suicide.
L'homme, à cette lecture, s'explique mieux le mal qui rongeait sa mère peu à peu et « l'amenait à se conduire comme une clandestine de sa propre vie ». Enfin il comprend aussi le mystère dont elle entourait ses origines pour le tenir éloigné de ce passé honteux, douloureux et toxique.

Quand le petit-fils retourne à Montréal où il a fait ses études, où il fondera enfin une famille, il cachera les cahiers au fond d'un tiroir sans plus y revenir.
Néanmoins, des années plus tard, parce que c'est malgré tout son héritage et qu'il  connaît la nature maligne des secrets pour les familles, l'homme contacté par le Mémorial de l'Holocauste de Washington pour une exposition intitulée « la vie des Juifs à Berlin sous le troisième Reich » acceptera de livrer les documents en sa possession. Il ira même à l'inauguration en famille pour   révéler à ses proches, qui en ignorent tout, l'histoire de ses origines. À Samuel, son fils de onze ans, qui lui demande sur le chemin du retour si « ce qu'avait fait Vera était mal », il répond « qu'il ne savait pas ». « Il m'est toujours apparu qu'il ne m'appartenait pas de juger la conduite de celle qui avait été ma grand-mère. Ma mère le pouvait. Elle était le fruit d'une union marquée par l'infamie. Moi, je n’étais qu'une pièce rapportée. »
« Les destins extraordinaires sont le fait d'époques extraordinaires [...] Elle n'a pas agi comme elle l'entendait, mais comme l'époque réclamait qu'elle agisse. » Une vie compliquée pleine de méandres « que personne n'a jamais comprise. Que personne ne pouvait comprendre. Que personne ne comprendra jamais. » comme l'écrivait Vera elle-même dans son cahier.

 

Pour ce roman, Laurent Sagalovitsch s'est librement inspiré du destin d'une belle Juive allemande très aryenne d'apparence (Stella Goldschlag) qui fut contrainte par les nazis de collaborer à la recherche des Juifs cachés à Berlin pour sauver sa vie et celle de sa famille. À la fin de la guerre, seule survivante, elle choisit la clandestinité mais sera arrêtée en octobre 45 par les Soviétiques qui la condamnèrent à dix ans de travaux forcés et lui enlevèrent son enfant.  À sa libération, un autre procès l'attendait en Allemagne mais les deux peines furent confondues.  Les documents présentés lors des procès d'après-guerre indiquent que les dénonciations de Stella Goldschlag auraient fait entre 600 et 3 000 victimes parmi les Juifs.
S'il respecte les grands traits de l'histoire originelle, Vera Kaplan n'est pas une biographie. L'auteur se livre à une interprétation libre du thème, inventant un journal écrit par la jeune femme pendant les faits puis une longue lettre écrite par Vera, vieille dame, avant de se donner la mort. Il imagine aussi un personnage à la fois proche (son petit-fils) et lointain (vivant en Israël puis à Montréal et n'ayant jamais connu ni la femme ni son destin)  pour que nous découvrions cette histoire à travers  sa lecture des deux documents.

Le stratagème du journal permet une intériorité prise sur le vif, offre un texte direct démuni de toute analyse morale ou psychologique qui par cela même met en relief toute l’ambivalence et la complexité du personnage face à l'horreur générale de la situation. Refusant d'endosser docilement le rôle de victime, pathologiquement accrochée à la vie, Vera s'est rangée du côté des nazis pour sauver sa peau et celle des siens. Et la conduite monstrueuse de cette jeune fille de dix-huit ans replacée dans son époque devient alors non excusable mais plus compréhensible.
Au-delà du cas « Vera Kaplan » c'est le thème plus universel de la survie dans une situation extrême qui, en filigrane, affleure. 

Pour ma part, j'ignorais l’existence même de cette fonction de rabatteur de Juifs tenue par d'autres Juifs et j'ai été plus choquée encore par la perversité de ceux qui avaient misé sur la pulsion de vie des plus jeunes d'entre eux pour les contraindre à trahir les leurs que par la trahison elle-même. À travers les deux récits de Vera, passé l'horreur première, j'ai fini par ressentir non de l'empathie ou de l'indulgence pour le personnage mais une certaine compréhension de l'engrenage dont elle avait été victime et de la fascination pour celle qui, à la fois bourreau et victime, avait eu un tel destin et persévérait cinquante ans après à l'assumer.
Le roman, articulé autour des récits successifs des différents narrateurs est extrêmement dynamique. C'est sans surenchère ni sensationnel mais avec sobriété et en toute simplicité, que l'auteur immerge son lecteur dans cet à-côté de l'holocauste à travers les arcanes de la vie d'un de ses pions. 
En se gardant de tout jugement, avec une distance qui rend l'insupportable audible, Laurent Sagalovitsch parvient en toute impartialité à nous positionner ni en voyeur ni en jury mais en être humain capable de percevoir, de ressentir, l'histoire ''extraordinaire'' de Vera Kaplan.
Une histoire terrible qui, ainsi mise en mots de façon juste et pudique par l'écrivain, nous questionne autant qu'elle nous secoue.

Dominique Baillon-Lalande 
(10/10/16)   



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Lectures








Buchet-Chastel

(Août 2016)
160 pages - 13 €









Laurent Sagalovitsch,
né à Montreuil en 1967,
a été critique littéraire et  anime un blog, You will never hate alone.
Vera Kaplan est
son sixième roman.


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