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Sanda VOÏCA

Epopopoèmémés


POESIE ET MEMOIRE

Sanda Voïca, auteur des Epopopoèmémés, est née en Roumanie et vit en France depuis 16 ans dans une petite ville normande avec son mari et un chat.
Lire et regarder ailleurs, de chez soi, par les yeux d’une autre. C’est un des plaisirs que je trouve à  lire la poésie de Sanda Voïca. Un dépaysement dans mon propre « pays de langage », un didactisme de l’exil. Il faut reconnaître que la poésie aussi nous apprend quelque chose.
Epopopoèmémés, pleins d’écho de langues et d’œuvres traversées, voyage immobile, aux références de moi ignorées. Une vaste bibliothèque française, européenne et mondiale : Samuel Beckett, Alain Jouffroy, T.S. Eliot, Robert Lowell, John Berryman, Frank O’Hara, « les tenants du biographisme et du personnalisme ». Comment écrit une autre ? Comment un(e) autre en nous écrit ? Mystère qu’on éprouve,  en lisant Sanda Voïca.
Il faut reconnaître sa propre tradition, la fabriquer pour s’écrire.
Sortir de soi pour se dire à neuf, est ce qu’elle désire, et projette de faire. Penchée un matin sur son livre de poèmes précédent (paru en Roumanie en 1999), elle ressent le désir de se lire, que ça redevienne vivant, dans sa voix, puis que cette voix se fasse encore livre, dans un autre livre. Et se dégage la grande forme musicale qu’elle va remplir. Epopopoèmémés, « longue onomatopée inventée de toutes pièces  mais qui par chaque syllabe et chaque association de deux trois syllabes fasse songer à des choses plutôt évidentes ». « Il s’agit de raconter dans mes poèmes quelque chose qui pourrait aussi bien se dire oralement ».

C’est un rite propitiatoire, invocatoire, une liturgie où règne la mémoire, celle des mots, « la mémoire motique » (elle ose ce néologisme) :
 « écrire un poème autobiographique si le mot ne me répugnait tant : alors où la mémoire serait le double montré sur la page (…) « envie non pas de faire mon expérience d’écriture mais sortir de moi tout simplement, celle de ce matin. Me voir – entendre depuis un autre versant »

L’alter ego du chat…  J’ai pensé au rôle du chat dans la littérature russe :

«  Je ne quitte mon lit que pour saluer le chat, lui rendre
    un  des mille hommages quotidiens
Faire les courbettes du matin devant sa fourrure de rêve,
  alléchante et dangereuse comme celle du Satan jamais vu ».

Voici une touche slave, celle du Double, d’un modeste diable supposé, le chat.

« Le chat, son cul, mon œuvre. Je le nourris à la régulière »

L’Est de l’Europe est là.
Déjà, pour l’étudiante à la faculté des langues étrangères de Bucarest, il y avait deux bibliothèques : celle de l’Ouest et celle de l’Est.
L’embonpoint de l’écriture me va si bien, à cette heure de la nuit.
Alors elle y revient, dans la nuit normande, son lieu de séjour, par la voix des livres, et de Krap, le personnage de La Dernière bande, de Samuel Beckett, elle se retrouve dans la bibliothèque de Bucarest :

« Me plonge au moment où je lisais cette pièce dans cette salle de
bibliothèque
Réservée aux étudiants en anglais et allemand, différente de celle
destinée aux étudiants de langues slaves dont je faisais partie,
Salles si différentes, dans le cadre de la même faculté de langues
étrangères de Bucarest
L’une vieillotte, poussiéreuse, chargée de lourds volumes, mal
illuminée – la salle des langues slaves donc, obligés d’aller chercher
nous mêmes les livres à un guichet. Une bibliothèque de… l’EST
Et l’autre, où je pouvais lire mon Beckett, large, lumineuse, que des
larges tables où s’installer confortablement, les livres invisibles
apportés en grand silence par des custodes très doux
Une bibliothèque de l’Ouest
Ainsi la guerre froide se reproduisait au sein même d’une bibliothèque
d’un Pays de l’Est. »

Après l’Est, voici l’Ouest, l’auteure va devenir chroniqueuse pour le journal La Manche Libre et rendre compte des évènements de la ville où elle réside.
Elle est au bord de cette mer poétiquement appelée la Manche, nouvelle don Quichotte. Au cœur du lieu, un livre normand :
Le roman de la poire de Thibaut au XIIIème siècle,  roman allégorique médiéval. La folie d’amour. Le cœur sur les enluminures a la forme d’une poire ; un homme a mordu dans une poire tendue et déjà mordue par une dame et en ressent douleur et joie. Sanda Voïca transfère ce langage allégorique à la passion littéraire, met en scène le désir littéraire. Le Roman de la poire lui donne une construction, une mise en abyme d’elle et du couple, de son mari, Samuel, côte à côte : elle écrit son propre roman de la poire, peu ou prouacclimatée :
« Avocats pas assez murs que je palpe
Et sous ma paume droite leurs écailles saillantes sont comme la chair de poule  des fesses de mon mari sous mes caresses »

« Je suis ici dans mon poème-poire
ni esclave ni apprentie- une sorcière peut-être
Et surtout une poire
Poire qui poire
Ici, aux dernières portes de l’Occident–face à l’Atlantique
Je n’entends pas crier ou chuchoter VOÏCA
Je ris et je le sais, moi. Que moi
Ni moi ni toi, je suis un tiers attentif aux autres
Et une des Autres
Je suis mon propre chat sans l’être.
(…)
Victime de cette maladie littéraire théorisée par Emile Faguet,
l’innutrition littéraire
En le citant ici, je le prouve encore une fois : mes lignes regorgent de références – sans que je me montre personnelle.
Nue, mais pas assez !
Sans imiter personne, je ne m’imite pas assez moi même :
Je reste …une petite poire, tombée devant moi .Et blette : bonne
à croquer »
Elle embarque le lecteur dans la nef bakhtinienne. Son désir poétique porte la marque du corps vivant, du bas matériel et corporel, microcosme et macrocosme, parole qui excède le sens, et la communication.
L’évènement qu’elle va consigner pour le journal La Manche Libre sera : « Photographier Jésus », dans l’église.
Cet événement augure de la fin du livre : l’auteur se quitte, comme Marc l’Evangéliste, le jeune homme qui s’est enfui nu du jardin de Gethsémani en laissant son vêtement blanc. Elle témoigne pour l’écriture : les disciples ont fui, ils n’ont jamais témoigné contre Jésus.

Geneviève Huttin 
(30/01/16)    



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Poésie







Impeccables

(Mars 2015)
136 pages - 22 €











Sanda Voïca,
née en 1962 en Roumanie, arrivée en France en 1999, écrit directement en français.


Bio-bibliographie sur
le site de l'éditeur :
Éditions Impeccables




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