Pouce, un gamin de onze ans, trouve dans une gare un chaton abandonné.
Il l'observe, finit par le prendre avec lui, et en vient à rater son
train.
Sous coup de l'émotion, il monte sans regarder dans le premier convoi
qui se présente et se retrouve dans une région totalement inconnue
de lui.
"Le convoi passe à proximité d'un complexe d'usines à
l'abandon. Les cheminées de briques pâles menacent de s'effondrer
sur des bâtiments en pattes d'araignée. La plupart des carreaux
des fenêtres sont fendus ou cassés. Des stores en éventails
ou des toilages pendent dans le vide. Ensuite ce sont les carrefours, des jardins
populaires impeccables, des entrepôts de toutes formes. Raide sur le bord
du siège, Pouce n'ose plus regarder à l'extérieur. Bleus
en pagaille. Il se réveille, un pavé sur le ventre."
L'enfant perdu et déboussolé, pense aux siens qui doivent s'inquiéter
et l'attendre : une mère froide et de plus en plus absente, un père
tout à son travail qui s'efface peu à peu.
A la maison l'ambiance est lourde. Le gamin même se sent encombrant quand
ses parents, dorénavant incapables de se supporter, se débarrassent
de lui dès que possible pour régler leurs différends sans
témoin.
Pouce s'inquiète de son retard et son trajet de retour perturbé,
fait de sombres rencontres et de peurs face à la violence ou aux bizarreries
des grands, dans le train ou sur la route, prend des allures d'errance et de
quête.
"Rester sur ses gardes, toujours, tout le temps" comme le lui
a si bien appris sa mère. "Il faut se méfier de chacun.
[...] Pouce a tellement bien appris la leçon que maman peut désormais
vaquer sans crainte à ses nouvelles occupations."
Mais le gamin est décidé à sauver le chaton qui a croisé
sa route ,quitte à faire quelques larcins pour pouvoir le nourrir et
à trouver la bonne direction pour le mettre au chaud. Chargé de
la responsabilité de la pelote de poils qu'il a tout contre lui, il est
porté par la détermination d'atteindre le domicile familial avant
la tombée de la nuit.
"Pendant dix jours, Davy Crockett est descendu vers le sud en ne se
nourrissant que d'herbe. Il n'a jamais perdu son sang froid. Et ni les Indiens
voleurs de bétail, ni les crasses de son patron, ni les écueils
naturels ne l'ont détourné de son objectif. Lui aussi sera courageux
et tenace."
Pour s'aider, "Pouce laisse aller ses paupières, s'invente un
amour plus fort que le temps qui passe, que les accrocs du quotidien, que les
rêves voués à l'effondrement."
C'est une fois parvenu à bon port, devant sa maison, que Pouce prend
conscience de la raideur du chaton.
"Il s'agenouille devant un buisson de viorne aubier, ramène de
côté son sac, en tire son ''Alice'', en arrache les pages centrales,
les étale et les pare de mousse. Pouce embrasse le chaton sur le museau,
puis le serre longuement contre lui. L'embrasse encore et encore. Et couche
délicatement le petit corps rendu au silence."
Puis il franchit la porte de chez lui. "Des espoirs de consolation
plein la gorge, Pouce fait un pas en avant. Maman se raidit plus encore et fronce
les sourcils. [...] Tout cela était vain, il était déjà
trop tard. [...] Rien ne sera plus comme avant, pas même les souvenirs."
Cette traversée de l'inconnu ne sera rien devant le choc de la vérité
qui l'attend à son retour : sa mère n'avait pas remarqué
son absence
Immergé dans une atmosphère étrange, entre rêves
et réalités, avec une succession de tableaux sans lien les uns
avec les autres mais assez effrayants pour le gamin accompagné par la
figure omniprésente et douloureuse de cette mère qui s'éloigne
face à l'impuissance du père, c'est à une sortie d'enfance,
un parcours initiatique, que l'auteur nous invite ici.
Dans ce texte positionné à hauteur d'enfance, plein d'images et
d'objets symboliques (Monopoly, voitures miniatures..), il nous entraîne
au rythme des péripéties du môme dans un univers à
la fois dangereux et poétique, entre drame familial, innocence enfantine
et violence du monde extérieur.
On pourrait voir ici comme un écho moderne au petit Poucet abandonné
par ses parents qui se retrouve de nuit dans la forêt et se prend courageusement
en charge, semant ses petits cailloux pour revenir auprès des siens,
sans griefs mais grandi.
C'est avec une écriture impeccable, pleine de retenue et de pudeur et
capable d'évoquer tendresse, désamour, angoisse ou douleur avec
la même délicatesse, que Thomas Sandoz nous livre en cent cinquante
pages ce récit de lisière entre enfance et âge adulte, imaginaire
et réalisme.
Un livre des carrefours, situé à l'endroit exact de ce passage
effrayant et lumineux à la fois où, entre la vie et la mort, tout
se joue.
Le gamin a de la chair et de la sensibilité et le lecteur, bercé
par ces pages empreintes d'une humanité simple et profonde et d'une intériorité
confiante dans l'homme et la vie qui parlent au cur, se laisse prendre.
Un bon moment de lecture.
Dominique Baillon-Lalande
(04/07/14)