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Samira SEDIRA


L'odeur des planches



La Ciotat, mai 1974. Une pantoufle au pied droit rien au gauche. C'est comme ça que je l'ai retrouvée dans la salle de bains. Accroupie, la culotte sur les chevilles, à moitié inconsciente. Ses cheveux séparés en deux vagues tombaient sur ses joues sa tête ne tenait pas tout à fait droit.
Le roman commence ainsi, la narratrice a dix ans et sa mère a avalé des médicaments pour tenter de se suicider. Ce qu'elle niera : c'est juste que j'avais besoin de dormir, un jour ou deux sans les soucis de la vie, me reposer c'est humain.

En 2008 à Maisons-Alfort, elle a maintenant quarante-quatre ans et se retrouve en fin de droits. Actrice depuis une vingtaine d'années, je ne sais rien faire d'autre que jouer, jouer et seulement ça. C'est alors qu'elle décide, ne voyant pas d'autre alternative pour gagner sa vie, d'aller voir les commerçants de son quartier pour déposer des petites annonces afin de trouver du travail. Dans la boucherie, une petite vieille avec une tête de poire pourrie me regarde fixer l'affichette contre la porte vitrée. Elle s'approche dans mon dos, silencieuse comme seuls les vieux savent l'être, elle baisse ses lunettes, et lit à voix haute devant tout le monde, son souffle rance dans mon cou : "Femme sérieuse cherche heures de ménage". Oh ! Elle hurle en remontant ses lunettes, par ici vous trouverez à coup sûr. Ils en cherchent tous les jours des dames comme vous !

Le ton du livre est donné dès les deux premiers chapitres – sans l'avoir cherché, j'avais convoqué la mémoire – et la narratrice va donc alterner les souvenirs de son enfance, de cette petite fille d'immigrés algériens, les réflexions sur la période actuelle et sa nouvelle expérience de femme de ménage. Ce qui, bien sûr, la renvoie inexorablement à la vie de travail de ses parents et surtout à sa mère.

Cette nouvelle situation est vécue comme une déchéance sociale d'autant plus douloureusement que la narratrice, pendant une vingtaine d'années, avait gagné sa vie ainsi comme actrice et joué dans bien des théâtres.

Il serait sans doute intéressant de noter que la narratrice ne mentionne jamais son prénom, mais nous révèle incidemment qu'il signifie : "celle avec qui on aime parler la nuit". Prédestinée ?

Comédie de St Etienne, TNP de Villeurbanne, Théâtre national de Toulouse, Centre dramatique national de Montpellier, Centre dramatique national de…
Cette liste longue (quasiment deux pages) et certainement exhaustive des théâtres où elle a joué, semble plaquée, et accentue la brutalité de la rupture. Elle vient là aussi nous laisser imaginer ce qu'ont dû être toutes ces années où elle a vécu de son métier de comédienne. Ce qu'elle précise ainsi : Mes théâtres. Ma mémoire a pris le chemin le plus long, elle s'est attardée sur les visages, les voix, au détour des angles morts elle a ravivé les images. Pour chacun un souvenir, un bout de vie. Mes théâtres. J'y étais chez moi. Et c'est à chaque fois un peu de moi que j'y ai laissé. Ma vie entière a été ça. Rien que ça.

Et au fil de notre lecture nous partageons ses souvenirs. Une pudeur à peine perceptible et une rudesse de ton parfois affirmée, qui semblent se contrarier, vont laisser suinter son émotion. La tendresse n'est pas loin dans l'évocation de son enfance, et la simplicité recherchée de l'écriture rend encore plus "visible" ce qui se joue dans ces allers-retours. Ainsi lorsqu'elle découvre une fiche de paye de son père indiquant : O.S. "ouvrier spécialisé" ! Rien que ça ! Mon père n'est pas un simple ouvrier, c'est un ouvrier spécialisé. Spécialisé en quoi papa ? Soudure à l'arc ! Ça doit être quelque chose de très spécial ! Je n'en demande pas plus, j'en ai pour quelques années d'orgueil.

Mais reviennent régulièrement ces moments de son présent douloureux, cette expérience pénible, humiliante de femme de ménage : elle fait un métier de pauvre, repense à sa mère qui n'a jamais rien fait d'autre que cela, le ménage…
Et peut-être le plus humiliant c'est que ses employeurs qui pourtant la côtoient, ne lui disent jamais merci et ne la reconnaissent même pas dans la rue. Elle est invisible. Toujours les mêmes gestes. Indéfiniment. De la lente dépossession de soi.
Nous sommes loin des lumières de la scène.

Alors le théâtre : une émotion fiévreuse avait jailli de moi. Et plus loin : L'art nécessaire de l'inutile ; une vie entière consacrée à ça. Il y a dans cette dans cette façon qu'ont les acteurs d'être ensemble, une vision commune du monde, un amour commun, le même pour tous : le sens profond des mots, le miracle de la parole lumineuse.

Et à nouveau la comparaison avec le passé : c'est seulement maintenant que je saisis la honte de mon père, l'année où on dut le mettre au chômage temporaire. […] En plus de la honte d'être privé de son travail, il devait affronter les humiliations dues à la précarité de sa situation.
Cette humiliation qui ressurgit à nouveau, après l'absence du théâtre, ce théâtre qui a l'air de ne plus avoir besoin d'elle, qui l'a mise à l'écart, cette humiliation résonne d'autant plus.

Le théâtre et la parole, les mots donnés, joués, le texte qui libère, explique la vie ou indique des directions. La vie des parents, leur silence en contrepoint : Je ne les aimais pas mes taiseux lamentables, mais bien sûr je les aimais. […] Ils vivaient à l'écart du monde, à l'entrée, comme entassés dans un vestibule, sans jamais oser passer le seuil, en marge du temps, silencieux, microscopique, de la poussière d'homme.

Ce n'est ni "l'odeur des planches" ni la lumière du théâtre qui nous touchent le plus ici et nous donnent envie de continuer à fréquenter la narratrice. C'est plutôt cette écriture qui se faufile dans le désordre des souvenirs, sans chronologie, ces fragments juxtaposés mais qui peut-être se dirigent lentement vers une distance.
Nous pourrions alors nous demander si cette distance aurait quelque chose à voir avec la fameuse distanciation du théâtre Brechtien ?
Nous ne le saurons pas.
Il nous reste l'envie de lire la suite et de retrouver cette écriture d'artiste, pour qu'elle nous emmène un peu plus loin sur ces chemins du théâtre et des émotions partagées.

Anne-Marie Boisson 
(05/04/13)    



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Editions du Rouergue

(Mars 2013)
144 pages - 16 €










Samira Sedira,
née en Algérie, formée à l'école du Centre dramatique national de Saint-Étienne, est écrivain et comédienne. L'odeur des planches
est son premier livre.