|
|
Florence SEYVOS
Le garçon incassable
Ce n'est pas l'histoire d'un garçon, mais de deux, que nous raconte Florence
Seyvos. Deux garçons jetés dans la vie, avec brutalité.
L'un s'appelle Henri, et il est inconnu du grand public. Prognathe, une main
atrophiée, il est aussi "différent" mentalement, lent,
détaché des contingences. Handicapé. Son père le
soumet à des séances de rééducation qui ressemblent
à de la torture, sur l'air de La Walkyrie. L'autre est Buster
Keaton, l'homme qui ne rit (n'en-rit, n'Henri) jamais. Dans son enfance, il
monte très tôt sur scène et joue un " objet ".
À tel point objet que son père le porte comme une valise
on lui a mis une poignée dans le dos et le jette par terre, ou
par la fenêtre, à la grande joie des spectateurs.
Henri et Buster ne sont jamais mis en parallèle dans l'ouvrage. On les
découvre chacun dans sa sphère et son époque, mais l'alternance
des chapitres où ils apparaissent tour à tour crée une
sorte de convergence. L'un sera célèbre, l'autre restera à
jamais dans l'anonymat. L'un choisit le gag visuel et le burlesque pour s'exprimer,
l'autre parvient tout juste à bégayer des phrases apprises par
cur, avant d'acquérir une certaine autonomie. Leurs trajectoires
ne se rejoignent pas. Elles créent, par-delà les époques
et l'océan, un arc-boutant qui
qui soutiendrait une voûte
d'humanité et d'empathie. Deux exemples, dissonants et révélateurs
: lorsque le spectacle des Keaton est joué sur les scènes anglaises,
il ne provoque pas le rire attendu, les Anglais ne comprenant pas pourquoi un
enfant même s'il est acteur et joue un rôle (d'objet)
est traité de la sorte ; lorsque la grand-mère de la narratrice,
qui a elle-même eu un enfant handicapé, accueille Henri pour un
déjeuner, elle dit que ces enfants-là, on ne devrait pas les laisser
vivre. Florence Seyvos, avec sensibilité, tendresse mais distance, pose
des questions qui font frissonner.
La sensibilité de Florence Seyvos, on l'a perçue, aussi, dans
les films de Noémie Lvovsky, dont elle est la scénariste. Une
sensibilité éloignée de tout pathos, qui regarde au plus
près ses personnages. Avec Henri, le lecteur comprend que le personnage
est une personne, un frère (demi-frère) offert comme un cadeau
encombrant dans une famille recomposée. Mais un cadeau tout de même.
Qui oblige à considérer différemment les sentiments et
les réactions. Qui exige de l'attention. De la même façon,
les recherches sur Buster Keaton viennent gratter sous l'enveloppe du clown.
De l'un, on ne doit pas rire. Chez l'autre, on doit chercher sous le rire convoqué
et provoqué. Dans l'entre-deux partagé, la même détresse,
peut-être. Le même appel. Henri et Buster trébuchent, tombent,
se relèvent, même pas mal
Si certaines scènes sont poignantes, quelquefois difficiles, voire insupportables
– Henri attendant indéfiniment devant le guichet du Pathé de Lyon
pour voir Titanic, ou les amis de Buster Keaton conseillant à
une jeune fille amoureuse de l'acteur de ne pas se marier avec ce type alcoolique
et imprévisible – elles parviennent toutefois à renverser des
situations quotidiennes ou sociologiques qui paraissent aller de soi. La vie
n'est pas simple. Pas seulement pour les simples d'esprit. Pas seulement pour
les stars du muet. La vie, la vie malgré tout, c'est le fil rouge du
Garçon incassable.
Christine Bini
(13/12/13)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/
|
|
|
Retour
Sommaire
Lectures
L'Olivier
(Mai 2013)
176 pages - 16 €
Florence Seyvos,
née en 1967 à Lyon, écrivaine et scénariste,
a publié une quinzaine de livres pour la jeunesse et pour les adultes.
Elle a obtenu en 1993 la bourse jeune écrivain de la fondation Hachette
et en 1995 le prix Goncourt du premier roman et le prix France Télévisions.
Bio-bibliographie sur
Wikipédia
|
|