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Jean-Claude TARDIF


Navaja, Dauphine & accessoires



Le bar-restaurant du turc Yachar, un Kebab hors du commun, est un havre où se rencontrent journellement  une bande d'amis.

Il y a Gaston, la mascotte qui « était là d'avant le kebab, quand ça s'appelait encore Café PMU », contraint d'arrêter les quartés, investissant « ce qu'il perdait naguère sur les canassons dans des suitées quasi ininterrompues de ballons de beaujolais. » « Il était resté avec les murs et ce, bien qu'il eût tenu à informer le limonadier [...] que jamais il ne goutterait ni à sa cuisine, ni ne boirait son alcool (il désignait la bouteille de Raki) qui, dans les verres, ressemblait trop selon lui à du lait qu'aurait tourné trop vite. [...] La faculté lui interdisait sur ce point de vue toute excentricité ou facétie ; pas le moindre exotisme ne lui était permis. Il avait le foie fragile et ne mangeait et ne buvait rien qui eût franchi un périmètre de plus de cent kilomètres autour de Lyon.» Gaston entre les verres parlait beaucoup, faisait voyager les habitués, alors que Pierre, son ami, sorte de « rejeton putatif », hochait la tête en silence, ne s'épanchant avec mélancolie que sur une jeune femme, tendrement, quand il était échauffé par l'alcool.

Le rade accueille aussi journellement Inigo, le vieil émigré républicain affirmant bien fort son désir de retourner mourir au pays mais ratant chaque jour son train, le gros Jeff, « un tantinet moyenâgeux », marié depuis belle lurette à Florence qu'il fuit au bistrot et flanqué d'une vieille dauphine jaune soleil à laquelle il tient plus que tout.

Ici les mots aussi colorés que le Morgon et le Saint-amour coulent à flot au rythme où les verres se vident, évoquant leur jeunesse, des pays lointains visités en rêve ou non, leurs amours et les faits divers locaux.

Il faut dire que depuis un certain temps autour d'eux, dans le quartier, une série de meurtres sanglants mais inexpliqués fait la une de la presse locale qui lance même un appel à témoin ! « Les flics ne sont pas assez nombreux qu'il faille des mouchards ? Je me suis laissé dire que maintenant on les appelle des citoyens relais. [...] Quand j'étais jeune enfant, j'en ai connu des cons de cette sorte [...] et tu sais ce qu'il y a de terrible Gaston, avec ces gens là ? C'est qu'ils finissent toujours par gagner ; tu finis par te sentir coupable... surtout quand tu es innocent ».

D'autres clients occasionnels passaient aussi parfois la porte, laissant derrière eux un fantôme, comme la jeune et belle Leila dont tous se souviennent plus que de l'adolescent à l'air fatigué qui l'accompagnait, comme ce vieux couple se disant ami de Louis et Elsa, venu ici pour entendre Yachar, qui s'en ait fait une spécialité, déclamer un poème de Nâzim Hikmet auquel il porte une vraie dévotion ou cet Américain d'« un mètre quatre-vingt au bas mot et au garrot, des moustaches de sapeur et une paire de lunettes cerclées de fer » échoué là par hasard qui y a laissé en pensionun poisson rouge que tous décidèrent de nommer Ondine.

Au fil du récit, entre réalisme, poésie populaire, érudition et fantaisie, le rade se peuple et se vide, un couteau Navaja apparaît et disparaît au gré des allées et venues et trouve parfois un corps où s’enfoncer, les morts s'accumulent tout autour.
Ce n'est pas une mais des histoires qui se filent et s'entremêlent, avec parfois d'étranges changements de narrateur, dans une ronde à la Schnitzler où le souvenir et la fantaisie seuls donneraient le "la", avec ce qu'il faut d'amour, de drame, d'espoir ou de déceptions, de franche camaraderie et de générosité pour en faire une mélodie.

Dans cet endroit hors du monde et de toute chronologie, on retrouve à travers cette fresque de personnages des "gueules" dignes des films noir et blanc des années cinquante avec les dialogues truculents qui vont de pair. A moins que ce parfum qui nous émeut n'ait quelque parenté avec Queneau ou Prévert.

C'est, en salivant à l'évocation des crus modestes mais finement choisis proposés au menu, une langue précise, imagée, jubilatoire qui est offerte à notre dégustation. Et ce n'est pas là le moindre des plaisirs offerts dans cette centaine de  pages.

Un roman singulier, sensible et inventif, à siroter en esthète.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/04/15)    



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Rhubarbe

(Mars 2015)
120 pages - 11 €









Jean-Claude Tardif,
né en 1963 à Rennes dans une famille ouvrière, auteur d'une quinzaine de recueils de nouvelles et autant de poésie, anime depuis 1999 la revue littéraire A l'Index.



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