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Donna TARTT
Le chardonneret
En 1654, la poudrière de Delft explose. Cette catastrophe fait, sans doute,
des centaines de victimes les historiens ne sont pas précis ,
parmi lesquelles le peintre Carel Fabritius. De cet élève de Rembrandt
et maître de Vermeer, peu de toiles nous sont parvenues : des portraits,
des autoportraits, et un tableau représentant un chardonneret enchaîné
à un tuyau de cuivre, oiseau domestiqué dont l'il nous fixe.
Son corps, figé dans l'axe diagonal de la toile, ailes rabattues, émerge
d'un fond neutre, clair. Fabritius a délaissé/oublié Rembrandt
pour la lumière. Dans un New-York post 11 septembre, un attentat est commis
au Metropolitan Museum, faisant plusieurs victimes, et détruisant plusieurs
chefs d'uvres. La salle la plus touchée est celle où l'on
exposait, entre autres, ce Chardonneret de Fabritius. Theo Decker est indemne.
Sa mère, qui s'est éloignée vers le bookshop, meurt
dans l'explosion. Seul rescapé de la salle que les pompiers ont désertée
car ils craignent une nouvelle explosion, Théo assiste un vieil homme dans
ses derniers instants. Et sort du labyrinthe de gravats avec le Chardonneret
de Fabritius. "Prends-le" lui avait dit le vieil homme, avant de lui
confier sa chevalière et de mourir.
Le roman de Donna Tartt est impressionnant à plus d'un titre. Toute la
première partie du livre disons, les 440 premières pages
est centrée sur l'adolescence de Théo. Orphelin à
13 ans, ignoré par un père introuvable, il est accueilli dans la
famille de son copain Andy. Théo, qui vivait seul avec sa mère dans
un petit appartement encombré de livres, se retrouve dans les beaux quartiers,
au sein d'une famille huppée et plus que cela. Chez les Barbour, le quotidien
est éclatant et compassé, décor de rêve, mobilier luxueux,
domestiques. Et une Mrs Barbour détachée, parfois glaciale, ni tendre
ni hostile, ni sévère ni complice ; et un Mr Barbour légèrement
déphasé, amateur de voile, exalté, sous lithium. Lorsque
le père de Théo, des mois et des mois après l'attentat, se
manifeste enfin, il emmène son fils à Las Vegas. La coupure est
nette, terrible. Théo se retrouve livré à lui-même
dans un no man's land loin du Strip, loin de tout. Le changement tient de la descente
aux enfers : vols, drogues, alcool, avec Boris, le seul ami qu'il se fasse au
lycée.
Toute cette première partie est placée, à l'évidence,
sous le signe de Dickens. Un Dickens XXIe siècle, mais tout juste. Chez
les Barbour, par exemple, aucun signe de modernité ou de postmodernité.
On y possède ordinateurs et téléphones portables, bien entendu,
mais les murs oligarchiques et le décor de l'appartement ne reflètent
en rien les temps immédiatement présents. Les portiers des immeubles,
les psys, les professeurs du lycée new-yorkais, semblent sortis d'une époque
floue, presque non datée. Il n'est jamais fait allusion au traumatisme
national de l'attentat du musée, il n'est jamais question d'une cérémonie
officielle, de la réaction des politiques. On apprend incidemment que les
auteurs sont américains. De la même façon, lorsque l'action
se déroule à Las Vegas, les seuls indices de modernité immédiate
sont les iPods. Boris et Théo sont dans une espèce de désert
hors-temps. Le père de Théo vit de paris sportifs, sa compagne travaille
dans un club. La drogue circule aisément dans le lycée, et les deux
ados s'en donnent à cur joie, mais leur première addiction
est l'alcool, comme au (bon) vieux temps du XIXe.
Théo est allé rapporter la chevalière que le vieil homme
lui avait confiée dans le musée New-York. L'adresse, murmurée
par le mourant, est celle d'une boutique d'antiquités. L'associé
du vieil homme, Hobbie, restaure des meubles de style dans le sous-sol. Théo
va y découvrir un monde, qui décidera de son avenir, et une jeune
fille, qu'il aimera sans espoir. Là encore, l'ancrage contemporain est
extrêmement ténu. Le monde des antiquités et celui des salles
des ventes, des transactions avec les clients, des malversations, aussi, n'ont
que peu de prise avec la réalité immédiatement moderne. Tout,
dans le roman, est contemporain et atemporel, légèrement décalé.
Le tableau de Fabritius, que Théo a volé, est un fil conducteur
et un "catalyseur" : lorsqu'il le contemple peu souvent
quelque chose en lui vibre et lui rend le monde plus sensible. Puis, Théo
n'a plus besoin de regarder le tableau, il lui suffit de le soupeser, de sentir
le poids de cette merveille cachée sous des couches de papier, de scotch,
emmitouflée sous une taie d'oreiller. Puis, le tableau est entreposé
dans un box, en plein New-York. Le Chardonneret de Fabritius, chez Donna
Tartt, c'est l'idée du chardonneret, et l'idée de la peinture, ce
qu'elle provoque en nous, spectateurs multiples, et ce qu'elle provoque en Théo
et avait déjà provoqué chez le vieil homme, et chez
la mère de Théo : une vision unique, sensible au-delà
de la perception première, parlante et muette, évidente et scellée.
Une idée de
de terrible perfection, peut-être.
La deuxième partie du roman penche vers une littérature plus policière,
plus mafieuse. Théo est désormais un jeune homme qui va vers sa
trentaine, il est fiancé, a une position à la fois confortable et
bancale dans le monde des antiquités et le monde tout court. Boris réapparaît,
enferré dans des histoires louches au centre desquelles se retrouve le
tableau de Fabritius. Les péripéties mafieuses tissent une toile
de fond qui jamais ne prend le pas sur la ligne directrice du roman : on est bien
dans une trame d'apprentissage et de formation, de réflexion sur le sens
que l'on donne à sa vie et sur le prix à payer pour ne pas trop
bifurquer. Le mot "explosion" est, tout à coup, signifiant, et
sous-jacent/évident : la poudrière de Delft, la bombe au Métropolitan
museum, les effets des drogues diverses sur les protagonistes, les balles tirées
contre les malfrats. Tout se recoupe et se rejoint, l'amour et la mort, la défaite
et la victoire, le Bien et le Mal. Soudain, dans le deuxième versant du
roman, on renoue avec les première pages : Amsterdam et son labyrinthe
de canaux qui rappelle le labyrinthe de gravats du Metropolitan museum
dont s'extrait Théo à 13 ans , la neige, la fièvre
de la grippe et les titres des journaux néerlandais, indéchiffrables.
Il y a, dans le roman de Donna Tartt, aussi, une réflexion sur la compréhension
immédiate du monde et la complexité linguistique : Boris, russophone,
maniant l'ukrainien et le polonais ; des incises en français ; des efforts
pour communiquer verbalement ; des évidences de silence et de gestuelle.
Et la peinture, qui réunit à peu près tout le monde : un
dessin de Rembrandt dans la chambre de Mrs Barbour, le Chardonneret de
Fabritius. Et le non-dit de l'amour. Et l'évidence de fiançailles
biaisées.
Le Chardonneret est, oui, impressionnant. Magistralement bâti, consciencieusement
élaboré on n'en doute pas un instant , puisant sensiblement
aux sources de la culture, de l'empathie et de l'humain. Donna Tartt, qui n'a
publié que trois romans sur deux décennies et affirme vouloir publier
quatre livres, ou cinq peut-être, en tout, n'est pas qu'un auteur de "bestsellers".
Ses publications font l'unanimité, et c'est légitime. Elle vit calmement
en Virginie, se préserve, prend son temps. Il n'y a rien de manifestement
moderne, postmoderne, tout ce que l'on voudra, dans ses textes. Le lecteur y trouvera
tout à la fois des personnages d'une véracité étonnante
et résonante la vérité, c'est autre chose ,
des situations complexes et sociologiquement parlantes, et matière à
s'interroger sur la prise que l'homme le personnage de papier, mais pas
seulement peut avoir sur le déroulé de sa vie.
Dans Le Chardonneret, on est au plus près des sentiments et des
ressentis : Théo est le narrateur, son "je" sonne juste. Juste
et
élaboré, sensé, pensé. On peut souligner
un rien d'intellectualisme sur l'appropriation des sensations, peut-être.
Pourtant, il ne semble pas que Donna Tartt cherche à démontrer quoi
que ce soit de théorique. Théo parcourt sa vie de personnage en
humain presque véridique, à fleur de peau, camé et lucide,
escroc et honnête, paumé et sauvé. On l'aime. Il est à
l'image de l'oiseau peint par Fabritius au beau milieu du XVIIe siècle,
enchaîné, attaché à son tuyau de cuivre, domestiqué.
Mais comme sur le tableau, dans la tache d'or de l'aile, en diagonale, la rédemption
est à la limite du tangible.
Un dernier mot ou deux , sur cette édition française
du roman de Donna Tartt : la traduction d'Édith Soonckindt est d'une fluidité
exemplaire ; le tableau de Fabritius est présenté (p.8) dans son
intégralité, en reproduction noir et blanc. Mais dans les rabats
de l'édition "Feux croisés" de Plon, le chardonneret apparaît
dans toute sa gamme chromatique, en détail. Le lecteur peut y comprendre
l'émotion de Théo.
Christine Bini
(09/01/14)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/
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Sommaire
Lectures
Plon
Collection Feux croisés
(janvier 2014)
800 pages - 23 €
(The goldfinch)
traduit de l’anglais (USA)
par Édith Soonckindt
Le chardonneret
de
Carel Fabritius
(1622-1654)
Donna Tartt,
née en 1963 au Mississippi, a publié en 1992 Le Maître
des illusions (vendu à plus de cinq millions d'exemplaires) et, en
2002, Le Petit Copain. Le Chardonneret est son troisième
roman en vingt ans.
Bio-bibliographie sur
Wikipédia
Lire sur le blog de
Christine Bini
un article concernant
le premier roman
de Donna Tartt :
Le Maître
des illusions
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