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Frédérick TRISTAN


Les impostures du réel


Paul Fromentin, le narrateur, raconte les trente première années de sa vie et son récit constitue le parcours initiatique d'un jeune garçon confronté à une situation familiale chaotique, qui cherche à connaître sa véritable identité et décide de devenir écrivain.
C'est dans la violence des déchirements familiaux qu'il va "puiser une part importante de ce que l'on nomme l'inspiration, cette concrétion de réalités et de fictions plus ou moins remâchées par la mémoire, filtrée et réactivée par l'imagination, qui vient s'offrir ou s'imposer à un créateur lors de son travail."

Il faut dire que son enfance n'a rien de très joyeux entre une mère "lointaine et sévère" et un père le plus souvent absent. Deux choses toutefois apportent de l'émotion dans sa solitude, les films projetés par le Père Munot le jeudi après-midi et les contes lus par Léonie debout dans la cuisine, le livre quasiment collé aux yeux car elle était une extrême myopie et se refusait à porter des lunettes. La mère, quant à elle, considérait les livres comme ses ennemis particuliers avec "leurs sales pages remplies d'idées nauséabondes", comme elle l'avait dit un jour avec rage.

Une fois, son père rompt son silence habituel et lui permet de partager l'un des secrets de sa vie, une maison dans une vaste clairière au milieu de la forêt où il vient passer les journées à l'insu de sa femme. Le père emmène son fils au restaurant à Roanne où il est reçu comme un prince et ne regarde pas à la dépense et Paul découvre ainsi la double existence paternelle.

Les personnages de ce roman ont tous leur complexité et nous découvrons peu à peu les failles, les blessures, qui les amènent ainsi à présenter au monde des visages bien différents.
Nous saurons pourquoi la mère manifeste si peu d'affection pour son fils, pourquoi le père se réfugie chaque jour dans sa maison au fond des bois, et des personnages qui semblent a priori sympathiques, comme maître Bombet, par exemple, qui parle si bien de peinture ou de littérature lorsqu'il vient dîner à la maison, révéleront plus tard d'autres facettes, plus sombres, de leur personnalité. Tout n'est qu'apparence et les apparences sont trompeuses. Il est beaucoup question de théâtre dans ce livre et les notions de masque, de rôle, de personnage, nous guettent au détour de chaque chapitre. Paul doit apprendre à composer avec les impostures du réel.

Pour échapper à l'atmosphère malsaine du foyer, il choisit de suivre des études de droit et s'installe à Lyon mais la faculté de droit le verra peu. Il préfère les cours de littérature et de philosophie dispensés dans une autre université de la ville. C'est là qu'il va pénétrer les arcanes du surréalisme sous la direction du professeur Jean-Baptiste Hébrard.
Mon émotion fut si forte que des larmes mouillères mes yeux, ce que voyant Hébrard me dit : "La folie de Nadja a magnifiquement brûlé toute l'œuvre d'André Breton." En deux phrases, une interrogation et une assertion, cet homme avait guidé mon désir d'être écrivain vers la voie humble et royale de tout grand art, ce pont de l'épée jeté au-dessus de l'abîme, et qu'il faut traverser, épée si effilée que vous risquez à tout instant de choir d'un côté ou d'un autre, si tranchante que vous serez fatalement coupé en deux. Comment faire ? Et la sagesse chinoise de répondre : devenir l'épée. À quoi Hébrard ajoutait : "Et peut-être l'abîme."

Mais ce Pygmalion littéraire présentera lui aussi un double visage en le jetant dans les bras d'une comédienne dont il ne peut ignorer la perversité. Heureusement, le jeune Paul se révèle d'une surprenante solidité, entièrement tourné vers ce destin artistique qu'il construit à tâtons.

Les femmes jouent aussi un rôle non négligeable dans son parcours. Ses premiers émois, sa découverte du sexe, la rencontre de jeunes filles au comportement toujours mystérieux. Nathalie, Danièle, Jeanne, Natacha, sans oublier le souvenir de la belle Élisabeth qui a tant compté dans l'existence de son père…

Quant à l'argent, la famille n'en manque pas mais sa possession comme son usage donnent lieu à bien des mystères. Secret de famille, haines viscérales, combats et conflits transforment en nœud de vipères mauriacien les relations entre les uns et les autres.

Un roman fort, riche, dense, où les situations évoluent et rebondissent sans cesse, où les personnages se découvrent peu à peu, où nous suivons avec empathie le parcours hasardeux de Paul vers son idéal littéraire, le fil d'Ariane qu'il ne lâche jamais malgré le labyrinthe peuplé de masques et de fantômes qui le conduit de l'enfance à sa vie d'homme et d'écrivain.

Serge Cabrol 
(19/09/13)    



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Le Passeur

480 pages - 22 €













Frédérick Tristan,
né en 1931 à Sedan,
poète, romancier, essayiste, graphiste, professeur d'iconologie paléochrétienne, a publié une soixantaine de livres et obtenu de nombreuses récompenses dont le prix Goncourt1983 pour Les Égarés. Il est considéré comme le chef de file de la Nouvelle Fiction.





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www.fredericktristan.com