Sur les hauteurs de Cannes, dans une vieille caravane installée sur
un terrain vague qui fut autrefois un camping, habitent Guitte, veuve d'un mari
violent, à la vie grêlée par le manque d'argent et les drames
familiaux, et Flink, son fils, qui, comme son frère absent, a connu la
prison. Avec eux, s'est installée depuis quelque temps Hélène,
la jeune, belle et généreuse conquête que le garçon
garde jalousement à l'abri de la convoitise des autres.
Mais, de toute façon: "C'est bien joli les caravanes... mais
hormis les idées de voyage que ça donne, quand ça stagne
sur deux roues et qu'une vieille y séjourne, qu'elle rechigne toute la
semaine à se laver à l'eau froide, très vite ça
sent le renfermé."
La mère, fascinée par le cinéma qui constitue ses seules
références et l'a fait rêver quand elle était jeune
d'une carrière sur grand écran, passe aujourd'hui son temps devant
les séries TV qu'elle consomme sans modération.
Le Festival du film de Cannes tout proche, son cirque et son luxe affiché,
ses acteurs célèbres, c'est l'occasion pour elle de s'évader.
"Elle aurait pu en son temps donner la réplique à Gable
ou Mitchum ou Brando ou Fonda pourvu qu'on l'eût laissée partir,
quitter ce camping désaffecté
"
Son rejeton, à voir Nicole Kidman dans une suite du Majestic dont la
surface est égale à celle du premier étage de la Tour Eiffel,
refuser une robe de chez Dior et faire la moue devant une autre de chez Chanel,
avant de monter nonchalamment les célèbres marches tapissées
de rouge, se dit pourquoi pas nous ? Pourquoi pas son Hélène ?
Alors il monte un plan, bien évidemment foireux, pour sortir toute la
famille de la boue et rétablir l'équilibre des richesses.
"On s'en fout d'être pauvre. On a beau patauger au camping de
la Mouette, sortir encore de taule, quand on a le panache d'un Flink et le coup
du siècle en vue, on fonce. À Cannes, au festival, on va crever
l'écran, s'en mettre plein les poches. Fini la caravane, la gadoue et
l'eau froide, demain ça sera l'aisance : pour la mère une baignoire
et une télé toute neuve ; pour Meert un endroit où dormir.
Ensuite on s'offrira une virée italienne, en Triumph par exemple, avec
Hélène chérie. Et tant pis si ça foire, au cimetière
c'est pas la place qui manque."
Tous les coups sont permis. "Les riches n'ont pas besoin de tuer eux-mêmes
pour bouffer" comme le disait justement Louis-Ferdinand Céline,
lui si.
Et puis comme dit maman Guitt, la vie c'est une question d'occasions.
Le quatrième comparse de cette histoire, un nommé Meert, complice
des délires de Flink, ex-compagnon de cellule condamné alors pour
pédophilie, a aussi un lien avec le cinéma : ses parents l'ont
abandonné enfant dans une de ces salles obscures, et il ne les a jamais
revus. Un rondouillard, paumé, pas très futé et fataliste
: "La pauvreté ce serait comme un truc héréditaire.
Ça et la mocheté, ça vous colle à la peau. Ça
s'agrippe. Ça fait comme le cafard, on s'en éloigne, une heure,
un jour, et puis ça vous rattrape."
Ces deux-là se sont retrouvés dès leur sortie à
quelques mois d'écart pour écumer les hôtels de luxe au
nord du lac Léman, pour se refaire.
"Ne nous attardons pas sur le bilan du vol, le petit salut au concierge
qui ne fut pas étonné de voir ces deux types quitter l'hôtel
avec des sacs à linge, salut les gars dit-il (on est entre employés
n'est-ce pas?), résumons simplement : Flink, plus disposé aux
bonnes blagues qu'aux remords, rendit hommage aux veuves qui claquaient la fortune
de leur mari défunt et Meert considéra la recette confortable.
Lui qui depuis qu'il avait quitté Nice avait envisagé de vivre
de rapines, de casse-croûtes chapardés dans les grands magasins,
jugea le savoir-faire de Flink beaucoup plus efficace. Bref, on admettra que
les hôtels de luxe recèlent plus de richesses à emporter
que les supermarchés n'en offrent à consommer sur place."
Mais au présent du roman, c'est le festival qui les occupe. Une opportunité
exceptionnelle à leurs yeux d'exister vraiment. Le grand jour, les deux
taulards et Hélène qui se sont imaginés au pinacle, se
retrouvent acteurs dans une scène digne des Marx Brothers, à la
fois grand-guignolesque et pathétique...
De quoi accumuler les cadavres sous les roses et les regrets.
C'est bien à une comédie à l'italienne, comme l'annonce
la quatrième de couverture, avec pour protagonistes de pitoyables pantins,
affreux, bêtes et méchants, qui s'agitent chacun sur scène
sans écouter les autres, en débitant un texte mal appris dont
ils ne comprennent pas le moindre mot, que le lecteur assiste.
La boue ici n'envahit pas que le terrain vague et la caravane dont l'exiguïté
ne permet pas de se voir tout entier dans un miroir, tous en sont victimes corps
et âme, cumulant misère sociale, économique et culturelle.
Les femmes trouvent dans la télé leur échappatoire, spectatrice
en état de lourde dépendance comme la mère ou jeune femme
victime des séries sentimentales à travers lesquelles elle vit
sa propre histoire d'amour avec Flink.
Flink aussi, ce minable petit délinquant que sa belle travestit en héros
sans peur et sans reproche, flanqué d'un comparse tragiquement limité,
se rêve dans un film façon western où il tiendrait le rôle
de sauveur de sa tribu.
L'étalage du luxe et de la richesse à Cannes, lors du festival,
en permanence dans le petit écran mais aussi quasiment sous leur nez,
à quelques kilomètres de leur taudis, fera le reste.
Mais, dès l'exposé des personnages, le lecteur devine que ceux-là
sont fatalement voués à l'échec et que leur plan d'évasion
ne sera qu'un pas de plus vers le gouffre.
Le livre, outre son parti pris comique et grotesque, a en commun avec le cinéma
italien d'après-guerre un goût prononcé pour la critique
sociale.
La vie est ici envisagée avec cynisme comme une loterie où les
chances de gagner seraient fort inégalement réparties. Il y a
Cannes et sa banlieue, la Croisette et l'Airstream, ceux qu'on voit à
la télé et ceux qui les regardent avec envie. Ces deux mondes-là
se tournent le dos et le tableau sans nuances et aux couleurs vives laisse entrevoir
à l'arrière de la scène une zone d'ombre teintée
de lutte de classes, où méchants et victimes ne seraient pas toujours
ceux qui sont a priori estampillés comme tels. Ici, la télévision,
l'exhortation à la réussite, la richesse et la consommation, pourraient
être considérées comme des armes de destruction massive.
Mais au pamphlet ou au roman réaliste ancré dans le misérabilisme,
Stéphane Velut préfère la farce. Conjuguant audace et retenue,
impudeur et tendresse, il nous embarque dans la quête obstinée
du bonheur qui meut ses personnages avec une vivacité sans pause, un
style qui allie dialogues et langage oral avec description picturale, brutalité
avec sophistication ou humour, avec un à-propos, une richesse de langage
étonnante et réjouissante.
Un roman farfelu et désenchanté, original et éminemment
littéraire sous son air cinématographique, qui mérite vraiment
d'être lu.
Dominique Baillon-Lalande
(02/07/14)