Retour à l'accueil du site






Tommy WIERINGA


Voici les noms



Ils étaient quatorze, de nationalités et de langues différentes, venus de l’Oural, du Turkménistan, d’Ethiopie ou d'ailleurs, à avoir choisi (ou à se trouver contraints)  d'abandonner leurs terres pour un monde meilleur. Blottis à l'arrière d'un camion, les clandestins très vite « ne sont plus personne », « prêts à se perdre, à couper leur vie en deux comme un ver ».

Très vite, ils ne sont plus que sept pauvres migrants furtifs à avoir été abandonnés par leur passeur dans la steppe déserte battue par les vents, au fin fond de nulle part. Cinq hommes, une femme et un adolescent, persuadés d'avoir été conduits par celui qu'ils ont grassement payé de l'autre côté de la frontière, terrorisés, épuisés mais déterminés à poursuivre leur route.

Après des mois d'errance, cinq ont survécu au froid, à la soif, à la fièvre, à la faim au point de manger de la terre. Quand ils arrivent dans la zone habitée de Michaïlopol, les habitants regardent avec effroi ces morts-vivants, ces « ombres séparées de leurs corps [...] la peau tendue sur les os, presque des momies », « affublés de haillons usés jusqu'à la corde ».
Près de Michaïlopol, « la frontière était hermétiquement fermée. Toutes les voitures, tous les camions et tous les trains étaient passés plusieurs fois au peigne fin : de ce côté-ci d'abord, puis de l'autre. La technologie déployée par ceux d'en face relevait du domaine de la science-fiction. Ils disposaient de détecteurs de dioxyde de carbone qui détectaient la présence d'un être humain à sa respiration, de caméras infrarouges et de lunettes de nuit, l'ensemble de leur génie technologique était destiné à dépister les immigrants illégaux [...] innombrables étaient ceux qui s'échouaient à la frontière. Michaïlopol en abritait beaucoup qui avaient été arrêtés puis renvoyés. Bien souvent ils s'accrochaient. »
« Par le passé, c'était de ce côté-ci qu'elle avait été placée sous  haute surveillance. Les fugitifs y étaient abattus depuis des postes de tir dissimulés. C'était à présent ceux d'en face qui avaient renforcé la sécurité. »

Pontus Beg, est le commissaire de police local.
« L'immeuble où il habite se trouve à la lisière de la ville. Dans le cadre de plans d'extension urbaine vers l'est, des travaux préparatoires à la construction ont vaguement été engagés mais rien n'a abouti. Sa fenêtre continue à s'ouvrir sur un foisonnement de remises et de jardins potagers, et, au-delà, sur l'espace illimité de la steppe. Même si c'est signe de marasme, les choses doivent selon lui rester en l'état : il aime cette vue. [...] Ce n'est pas un gros buveur ; il se retient, à la différence de presque tout individu vivant à l'est des Carpates. »
C'est un vieil homme amer et usé, ni plus ni moins corrompu que la plupart, qui malgré son métier et un amour vague et misérable pour son employée de maison, s'ennuie dans cette ville sinistrée où, outre de banales histoires de beuverie et de violence ordinaire, il ne se passe jamais rien d’exceptionnel.
« Cinquante-trois ans, c'était trop peu pour faire vraiment figure d'ancêtre, mais il lisait dans les signes. Un nerf s'était coincé dans le bas de son dos. Et depuis lors, son pied gauche était froid. Le matin, il voyait que ses deux pieds, sur le sol de la salle de bains, avaient chacun une couleur différente. [...] On commence à mourir par les pieds, se disait Beg.
C'est ainsi qu'il s'acheminerait vers sa fin : son corps et lui deviendraient peu à peu étrangers l'un à l'autre. Selon un philosophe de la Chine ancienne, le nom n'est que l'hôte du réel – et cela, lui, Pontus Beg, en faisait toujours davantage l'expérience avec son propre corps : il était l'hôte ; son corps le réel. Et le réel en venait à présent à se défaire de l'hôte. »

Il avait heureusement découvert, presque par hasard,  le judaïsme pourtant quasi disparu de cette partie du continent, et s'était lancé dans l'étude de la Torah avec l'aide d'un des derniers vieux rabbins de la contrée. Une quête de l'apaisement et d'un sens à sa vie.

Beg s'en moque des loqueteux qui errent dans la ville, font les poubelles et volent les poules mais la population a peur et le maire fait pression.
Alors il finit par embarquer ces ombres, semblables aux juifs photographiés à la libération des camps. L'occasion pour eux d'être lavés, nourris, soignés, avant d'être interrogés. Celle pour les flics choqués de faire une découverte macabre dans leurs bagages : la tête d'un Noir décapité, en décomposition et soigneusement enveloppée dans une guenille.
Quelque chose de terrible s'est passé et le commissaire devra mener son enquête pour reconstituer le drame et le contexte, lors de son enquête.

Le plus simple est d'interroger d'abord la femme, aussitôt hospitalisée pour accoucher, et le garçon que l'infirmière a embarqué avec elle pour le remettre en état. Un garçon intelligent dévoré par le désir de vivre et d'apprendre. « Il se promettait de déterrer un jour son ancienne vie, lorsqu'il serait en sécurité ; elle l’attendait sous le sable, imperturbable, inaltérée. »
En cellule restent :
Vitaly, un dealer indélicat en cavale, dont « l'opportunisme rusé et le comportement de fuite constituaient les principes directeurs de son existence ».  Un voyou urbain brutal, un « détrousseur de cadavres » qui, mal en point et confronté à l'inconnu, panique et bascule dans la haine et la peur. Alors il se persuade que la face d’ébène qui les accompagne « a le mauvais œil » et que ses mains sont « chargées d'un pouvoir magique ». « Il leur a porté malheur, tous leurs revers lui sont imputables [...] depuis le début de leur voyage jusqu'à maintenant. ». « Il ne demande plus qu'une chose : un coupable pour le malheur dont il est frappé. »
L'homme d'Achkabad (Turkménistan), un homme fort et apte au commandement, qui a fait de la femme du groupe sa « proie nocturne » et dont le garçon craint les sautes d’humeur.  
Le braconnier, un boucher ouralien d'une endurance exceptionnelle, « neutre comme un mort » qui marche en tête, sans se préoccuper des autres.
La tête appartiendrait à celui qu'ils nomment tous « l'Afrique », un « Éthiopien, aux cheveux crépus » dont « personne ne savait depuis combien de temps il marchait [...] et comment il s'était retrouvé en leur compagnie. [...] un personnage de conte, un vagabond mystérieux. » Un Noir avec une croix à son cou et ses croyances, inquiétant et mis à l’écart.

Mais la vérité va être difficile à appréhender car « il y avait infiniment de temps que tout cela c'était passé. De même qu'ils oubliaient les jours au fil de leur succession, ils avaient oublié les êtres qu'ils avaient laissé derrière eux » et « maintenant que les hallucinations s'étaient dissipées, il ne percevait plus que la similitude des souffrances et du désespoir qu'ils avaient endurés. »
Comme l'explique lors de son interrogatoire l'homme d’Achkabad à Beg : « Nous sommes des morts. Vous ne pouvez pas nous atteindre ».

Voici les noms, ce sont aussi dans l'ancien Testament, les premiers mots de l'Exode lors de la fuite des Hébreux hors d'Égypte sous la conduite de Moïse.
Lumineux et grave, le roman met en scène d'autres malédictions comme la guerre et la misère générant d'autres fuites, vers une vieille Europe repliée sur elle-même, gagnée par l'argent et l'individualisme aveugle et égoïste.
Pour ce faire, il s'appuie sur les thèmes-clés que sont la migration mais aussi l'identité, la différence, la peur de l’autre, la religion et les croyances.

C'est sous la forme romanesque d'une double quête, celle d'une vie meilleure pour les migrants et celle d'une lecture spirituelle du monde pour Beg, suivant une logique d'intercalation des deux univers chapitre par chapitre, que l'auteur élabore son portrait d'un monde occidental déshumanisé, cruel et en voie d'asphyxie.

Si les descriptions, notamment celles de l’errance des migrants, sont terribles et font de nous les spectateurs d'une barbarie nue, générée par la lutte pour la survie et débarrassée de toute éthique et toute fraternité, le style presque froid et distancé choisi par l'auteur positionne ces épisodes tragiques hors de tout contexte moral de bien ou mal, à l'échelle du monde, des mouvements de migration, des sociétés occidentales et de la perte de repères généralisée.
Et au-delà du désespoir, de la faim, de la mort omniprésente, les personnages énigmatiques, ambivalents parfois mais souvent poignants et impressionnants par leur volonté de vivre comme l'adolescent, Vitaly, l’Éthiopien ou Beg dans son univers plus feutré, habitent littéralement le récit. 

Un récit intense qui vient comme un écho au drame des milliers de migrants clandestins venus pour la plupart de Syrie ou d'Erythrée s'échouer à Lampedusa ou périr en Méditerranée.
Un livre tragique porté par un souffle constant, dont l'étrangeté et la force prennent le lecteur à la gorge, un livre qui fait frissonner d'horreur mais aussi réfléchir sur l’état du monde et reste pour longtemps gravé en mémoire.

Dominique Baillon-Lalande 
(22/07/15)    



Retour
Sommaire
Lectures









Actes Sud

(Février 2015)
336 pages - 22,50 €


Traduit du néerlandais par
Bertrand ABRAHAM










Tommy Wieringa,
 né en 1967 aux Antilles néerlandaises, a publié une douzaine de livres. Voici les noms, son troisième roman paru chez Actes Sud, a reçu
le prix Libris aux Pays-Bas.


Bio-bibliographie
sur Wikipédia