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Rui ZINK

L'installation de la peur


Une femme, cloîtrée dans son appartement que l'on aurait tendance à situer dans une grande ville ou sa périphérie, entend frapper à sa porte avec autorité et insistance. Elle se doute de la nature officielle de cette visite et planque rapidement son gamin dans la salle de bain en lui demandant le silence absolu quoi qu'il arrive, avant d'ouvrir la porte d'entrée. Elle ne s'est pas trompée : deux hommes, l'un élégant et beau parleur, l'autre en bleu de travail typé brute épaisse, fonctionnaires  d’État en charge de l’installation de la peur dans les foyers en respect de la directive n°359/13 dont tous sont censés avoir eu connaissance, lui font face.

– Bonjour, chère madame, dit celui en costume, de son air loquace. Nous sommes venus installer la peur.
– La p-peur ?
– Madame n’a pas été prévenue (l’homme fait « alors » avec ses yeux) ?
– (La femme se mord la lèvre) : Il faut vraiment que ce soit aujourd’hui ? C’est que j’avais déjà prévu…
– (L’homme au costume loquace reste cordial mais ferme) : Chère madame, le progrès n’attend pas. C’est pour le bien du pays.

Consciente que tout refus ne ferait qu’aggraver la situation et non les empêcher d'opérer, la jeune femme les fait entrer dans son salon. Sousa, le technicien à la boîte à outils, commence à installer une machine complexe et non identifiable avec force clignotements et hologrammes. Puis, comme l'exige le protocole, commence la démonstration relayé par son collègue. La machine n'est qu'un support, c'est par la parole que l'essentiel va s’opérer et Carlos avec son beau costume, son faux air de commercial et ses allures de chef est là pour cela. 
Les deux fonctionnaires vont alors dans un numéro bien rodé enchaîner une série de tableaux faits pour inquiéter voire épouvanter, passant de façon brouillonne, décousue et sans pause du registre des peurs primaires de l'enfance à celui des angoisses qui assaillent les adultes : l'échec, le deuil et la mort, le chômage avec la déchéance et la rue à sa suite, l'effondrement des marchés et la ruine de tous, la pandémie, le terrorisme…
Puis dans un faux dialogue entre eux où les deux hommes semblent eux-mêmes se perdre, la leçon glisse progressivement vers la peur des autres, des vieux qui prennent toute la place, des chiens agressifs devenus sauvages, des étrangers, des violeurs, des tueurs, des jeunes drogués, des fous, des pauvres prêts à toutes les violences pour survivre... cherchant à provoquer une « peur pédagogique ». La femme sait qu'ils ne cesseront pas leur manège avant d'être certains de la voir complètement terrorisée mais ce qu’eux ne savent pas c'est que la vraie frayeur que reflètent ses yeux derrière sa passivité apparente n'a rien à voir avec leur discours qu'elle entend à peine. Celle qu'elle ressent si intensément, c'est celle, obsessionnelle, que son enfant certainement endormi dans la salle de bain ne se réveille, se mette à pleurer, fasse du bruit, que l'un des hommes veuille se rendre dans la pièce d'eau qu'elle a d'emblée déclarée condamnée dans l'attente de l'intervention d'un plombier, bref que le petit soit découvert...

 

Le roman est tissé comme un patchwork d'extraits de presse, de contes horrifiques surgis de l'enfance et de déclarations publiques de dirigeants d’entreprises, d’économistes ou d’hommes politiques. Les mots vomis sans interruption par Carlos, incohérents, incompréhensibles à force d'anglicismes et de vocabulaire économique, forment comme une toile d'araignée patiemment élaborée pour piéger ses interlocuteurs dans la peur et fabriquer des citoyens soumis.  
C'est avec une écriture qui, sous des dehors élémentaires, s'avère de fait extrêmement subtile et efficace, que l'auteur parvient à mettre en récit ce bruit de fond (médiatique, politique) incessant qui ne  laisse aucune place au dialogue, à l'analyse ou la réflexion. La tension monte petit à petit dans le salon et le lecteur, saoulé par le flot de mots et d'images mécaniquement débités par Carlos, terrassé non par la peur mais par la bêtise et la  violence de leur parole, en oublierait presque le seul élément vivant, humain, coincé dans cet appartement transformé par leur volonté en manoir hanté de fête foraine, à savoir cette femme qui craint pour son enfant.  Et l'on voit progressivement comment à l'angoisse méthodiquement installée dans chaque foyer par une machine accompagnée de phrases apprises par cœur et du raisonnement spécieux des installateurs se superpose l'image des propos distillés au goutte à goutte par les médias sur nos écrans, nos tablettes ou nos tabloïds.

 – Le terrorisme, c’est ce qui marche en ce moment. (…) Ça marche toujours. Il suffit de congeler l'imagination. Ce qui est merveilleux avec les terroristes, c’est qu’eux, personne ne les voit, seulement leurs résultats. Ils pondent des œufs, et ceux-ci explosent, mais où sont les poules ?
 
Rui Zink conjugue ici divers registres : sur une structure classique du polar (suspense, ambiance  tendue et glauque, harcèlement, surprise d'un dénouement hallucinant), il greffe des ressorts de littérature fantastique (technologie, transport dans un vide spatio-temporel) tout en donnant à l'ensemble une facture éminemment théâtrale (monologues et dialogues, unité de lieu et de temps, flirt avec Eugène Ionesco pour ce qui est du registre de l'absurde).
Comme ses personnages, l’auteur joue des répétitions et grossit le trait pour mieux enfoncer le clou. Le malaise qu'il finit par distiller ainsi en installateur sublime n'est rendu supportable que par l'alternance du rythme extrêmement rapide des répliques qui s’enchaînent et des pauses offertes par l'inclusion d'apartés en italiques faisant office de court-circuit salvateur. 

Malgré l'apparence première, on est loin ici du Grand-Guignol et du conte construit pour le simple plaisir de se faire peur. C'est à une charge violente contre le capitalisme néolibéral qui détruit notre monde que l'écrivain, directement confronté en 2008 aux effets de la crise dans son pays (le Portugal) et choqué par les préconisations faites alors par le FMI et la Commission Européenne pour en sortir, se livre à travers cette fiction satirique, métaphorique et caricaturale.
Ce roman éminemment politique et explosif offre un miroir grossissant sur l'instrumentalisation de la peur par les puissants pour leur seul profit économique, met à jour ses effets et conséquemment interroge sur la capacité des citoyens à résister à ce rouleau compresseur lui bien réel qui ravage tout sur son passage.

Ce huis clos à la fois drôle et anxiogène qui fonctionne comme une caisse de résonance de notre époque est un livre habile, drôle et grinçant qui frappe fort dans l'espoir de nous alerter avant que le pire ne soit advenu. À lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(14/11/16)    



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Editions Agullo

(Septembre 2016)
192 pages - 17,50 €


Traduit du portugais par
Maïra Muchnik








Rui Zink,
né à Lisbonne en 1961, professeur de littérature portugaise à l'université, a écrit de nombreux romans, dont Dávida divina (Don divin), prix du Pen Club portugais en 2005.
L'installation de la peur
est son deuxième roman traduit en français.




Découvrir sur notre site
le précédent roman
de Rui Zink :

Le destin du touriste