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Franck BALANDIER


Gazoline Tango


Benjamin Granger, dit Donald, né de la batteuse du groupe punk de filles « The Naked Tits » (littéralement "Les Seins Nus", devise que la chanteuse illustre sur scène)  souffre d'une hyperacousie aiguë qui lui coupe la respiration jusqu'à devenir bleu et s'évanouir à la moindre agression de ses tympans.  Un traumatisme intra-utérin disent certains.
Face à une jeune mère célibataire immature et peu apte à l'éducation, le gamin se retrouve heureusement pris en charge par la bienveillante communauté de la cité des peintres qu'il arpente avec un casque anti-bruit orange vissé sur les oreilles en s'inventant divers stratagèmes pour supporter les bruits du monde qui l’entoure.

Le garçon s’est vite constitué son petit monde à lui peuplé de quelques figures majeures autour desquelles gravite un second cercle.
Il y a Mémé Lucienne qui l'a gardé  plus souvent qu'à son tour depuis sa naissance et le considère comme son petit-fils. Cette veuve de garde-barrière qui a vu les tours monter et représente la mémoire de la cité est connue de tous pour son fort caractère même si elle paraît à tous maintenant (à tort, comme nous le révélera la suite du roman) bien inoffensive, bloquée dans le passé de son couple sans enfant, ne se préoccupant plus que de ses poules, son potager et ses fleurs. Pour l'enfant c'est une seconde mère et une conteuse fantaisiste à la fois bourrue et tendre à laquelle il portera toute sa vie, même si elle parle fort la nuit, a un coucou qui sonne toutes les heures et laisse à désirer côté hygiène, une affection illimitée.
Autre personnage clef, Isidore, un brancardier sénégalais musulman, un poète amateur de La Fontaine usant indifféremment du latin, du wolof ou du français pour endormir les enfants tristes de l’hôpital. À ses côtés, Yolande, une bénévole dans une association d'aide aux migrants et de toutes les causes perdues dont il fera sa femme.  
Avec eux comme figure tutélaire il y a aussi le père Germain, un curé au grand cœur peu conventionnel, porté déraisonnablement sur le vin de messe, l'herbe qui fait rire et divers paradis artificiels. « À la cité des peintres, l'herbe qui fait rire aidait à se tenir debout, jusqu'aux lendemains qui persistaient à ne pas chanter. » Le curé a vite sympathisé avec Isidore qu'il a accepté comme parrain au baptême du petit, s'adjoignant parfois ses services pour la messe. Il a bien souvent accueilli l'enfant dans le calme de son église désertée où il aime à interpréter J. S. Bach à l'harmonium. Des sons qui étrangement fascinaient Benjamin au lieu de le déranger, ce qui permit au prêtre de compléter la formation poétique apportée par Isidore d'une éducation à la musique classique.

À ces parents de substitutions on pourrait ajouter tout un environnement attentif ou affectueux qui a aidé le gamin à se constituer. On y trouve les « tantes » délurées qui  se produisent avec sa mère et plus particulièrement Daisy la chanteuse, sa marraine, qui lui a offert son casque pour ses dix ans. Mais  Françoise, l'institutrice qui le suit dans son enseignement par correspondance, et Tarzan, le maître-nageur, qui enseignera à Benjamin l’art de l’apnée où il va exceller jusqu'à en faire un temps son métier y auront aussi leur place. Un peu plus loin, Sofiane, un des caïds du quartier que connaît Mémé, qui l'a souvent défendu contre les bandes avant que celui-ci n'ait quelques soucis avec les autorités et ne parte pour la Syrie se livrer à d'étranges scénarios. « Les films dont Sofiane partageait la vedette avec des inconnus sentait déjà le sang des innocents. »
Tout cela a constitué l'entourage nécessaire à Benjamin pour compenser les défaillances maternelles et échapper au tumulte de  « Gazoline Tango » (succès fétiche du groupe maternel), lui permettant de traverser l'enfance avec la  tendresse de ces étranges marginaux qui  le protégeaient, l'éduquaient et l'aimaient sans jamais l'exprimer dans cette cité où tous, prêts à se serrer les coudes aussi bien qu'à commenter les commérages du corbeau local, se sentaient finalement chez eux.

De consultation en consultation, (et à force de répéter « trente-trois » aux médecins qui peinaient à établir un diagnostic, Benjamin s'est persuadé qu'il mourrait le jour de ses trente-trois ans comme le Christ)  les spécialistes, qui l'ont tour à tour déclaré hystérique ou fou, finiront par mettre un nom sur son handicap et Yolande par l'aiguiller vers un institut pour sourds-muets.
Une réponse magique pour le garçon intelligent et curieux qui trouve ici un monde à sa mesure où étudier et communiquer par langue des signes est un pur bonheur.
C'est là qu'après avoir découvert plus jeune l'amour auprès d'une jolie Gitane qu'il s'est trouvé contraint d'abandonner sans explication parce qu'elle ronflait la nuit, il rencontre Noémie, la fille handicapée du directeur de l'établissement.

Mais il se passera encore mille aventures à la cité des peintres dorénavant vouée à la destruction, avant que le héros se retrouve au bord d’un grand fleuve africain où son destin va s’accomplir dans un ultime pied de nez fait au malheur...

 

C'est loin d'un réalisme brut et  hors des sentiers battus que l'auteur se positionne dans ce roman écrit en alternance à la troisième et la première personne.  Il nous y offre un portrait décalé d'où la banlieue sort grandie par l’humanité qui l'habite mais en pointant du doigt de façon aussi humoristique que féroce les injustices, les dysfonctionnements, les pathologies et les dangers de notre société qui s'y retrouvent, dans cet espace bien délimité, modélisés et amplifiés.
L'histoire du héros atypique de cette critique sociale pleine de rebondissements, de surprises et d'enseignements prend alors la forme d'une farce désopilante et effrénée efficacement traversée par une tribu fantaisiste de Pieds-Nickelés généreux et attendrissants qui a tout pour nous séduire.
Du rire franc au rire jaune, on rit beaucoup à cette lecture, mais le tour de force est ici de ne pas provoquer ces rires dans l'unique but de divertir le lecteur mais d’attirer également par ce stratagème son attention sur l'absurdité et la sauvagerie d'un monde qui court à la catastrophe.

Ce récit intelligent, sensible et fou est porté par une écriture vive, souvent poétique et joueuse qui ne dédaigne pas les mots bons mots, les formules qui claquent et les clins d’œil impertinents.
« Je vivais un compte à rebours. Je marchais à reculons dans ma vie. »
Sur J. S. Bach : « Je ne comprenais pas comment on peut enregistrer un disque quand on est mort depuis deux siècles et demi. »
« Le lobe pariétal, qu'il soit situé à droite ou à gauche, n'implique pas davantage l'adhésion à un parti politique. D'ailleurs à cet âge, Benjamin se fichait pas mal de savoir si les bruits qui lui vrillaient le crâne portaient plutôt à droite ou à gauche. D'où qu’ils lui vinssent, ils lui faisaient pareillement mal. »

Il en résulte un  livre brillant, drôle mais non anecdotique, jouant du double niveau pour nous parler adroitement et avec humour de la marge et des exclus que nous ne voyons trop souvent qu'à travers le prisme déformant des médias. 

Une très belle surprise de cette rentrée littéraire, qu'on lit le sourire aux lèvres, sans avoir l'impression d'avoir été pris pour un blaireau décervelé, et dont le parfum singulier et entêtant reste en mémoire. 

Dominique Baillon-Lalande 
(05/10/17)    



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Le Castor Astral

(Août 2017)
288 pages - 19 €













Franck Balandier,
a été, entre autres, éducateur de prison, formateur dans un centre social, vidéaste, avant de se consacrer à l'écriture.


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