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Emmanuel DONGALA


La Sonate à Bridgetower
(Sonata mulattica)




Dans un style clair, précis, Emmanuel Dongala nous offre dans La Sonate à Bridgetower une magnifique fiction érudite fondée sur des faits réels qui nous plonge dans l’histoire de la musique – et dans l’Histoire tout court – de la fin du XVIII° au tout début du XIX° siècle. George Bridgetower est un jeune garçon violoniste virtuose, élève de Haydn, qui a grandi dans un environnement de cour au château d’Eisenstadt en Autriche. Dans ce château, son père Frederick, un  homme éduqué, a été le page personnel du prince Esterhazy, fonction très étendue consistant aussi bien à être le traducteur officiel lors des grandes réceptions que compagnon de promenade du prince. Frederick est marié à une femme polonaise et a deux enfants. Il a reçu son éducation auprès d’Angelo Soliman, lui aussi valet auprès du prince de Liechtenstein, il est membre de la loge maçonnique viennoise et côtoie  des savants, des écrivains.

Un roman historique dont les protagonistes sont des familiers des princes direz-vous ? Oui, d’une certaine manière sauf qu’Angelo Soliman est un ancien esclave, Frederick est un homme noir venu de la Barbade en passant par Londres où enfant il ramassait le crottin des chevaux et notre violoniste virtuose est un ‘mulâtre’. Et c’est là le vrai sujet du livre que l’auteur traite avec une grande sensibilité et une grande finesse d’observation. Clin d’œil malicieux de l’auteur ou interprétation du lecteur ? La parenthèse ‘Sonata mulattica’ ne renvoie-t-elle pas aux préjugés de Beethoven lui-même – et qui hélas sont encore bien présents aujourd’hui – comme si la Sonate à Bridgetower ne se suffisait pas à elle-même.

Trouvant la cour d’Eisenstadt trop étriquée, Frederick, le père de notre jeune virtuose, décide d’emmener son fils dans les grandes capitales européennes pour parfaire son talent et y faire fortune. C’est vêtu d’habits orientaux luxuriants et drapé du titre imaginaire de Prince d’Abyssinie et ‘d’envoyé plénipotentiaire auprès du Prince Nicolaus Esterhazy’ que les Bridgetower père et fils arrivent à Paris au printemps 1789. Couvert de ces titres prestigieux, Frederick réussira sans trop de peine à introduire son fils dans les milieux musicaux prestigieux, le jeune George donnera des concerts qui seront un triomphe : Rodolphe Kreutzer lui-même félicitera le jeune homme. De relations en relations, ce sera l’occasion de rencontrer les plus grands musiciens italiens en vogue à Paris : Viotti, Giornovichi, Saint-Georges (lui aussi né esclave). Ces relations les introduiront aussi dans les salons où les idées des Lumières s’expriment : belles rencontres avec Alexandre Dumas, Lavoisier, Condorcet, Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Thomas Jefferson... On y parle de l’abolition de l’esclavage, de l’égalité des hommes et des femmes, de la Liberté…Frederick est conquis par Paris où règne une liberté d’expression impensable au château d’Eisenstadt, cependant tout n’est pas clair pour lui : il observe que Mr Jefferson qui, dans les salons de Mme de Montesson est entouré d’abolitionnistes, n’a pas daigné le saluer et qu’il est accompagné d’une servante noire…

« Liberté d’expression, valorisation de l’individualité et du trait d’esprit, diversité sociale, tout cela était nouveau pour Frederick. Jusque-là, comme tous les opprimés, il savait ce que voulait dire ne pas être libre, mais il ne savait pas ce qu’était la liberté. Ne pas être libre était quelque chose de physique, que l’on ressentait en soi, dans sa chair. La liberté se définissait en creux….Mais le type de liberté que Frederick découvrait ici était tout à fait autre chose, une liberté qui ne pouvait être conçue que par des hommes déjà libres…. »

Au cours de leurs balades dans Paris, ils observeront des ‘tableaux de Paris’ des plus contrastés : Camille Desmoulins haranguant la foule, les beaux quartiers huppés des Tuileries, des émeutes de la faim dans le quartier Saint-Antoine, mais surtout Frederick fut particulièrement choqué quand deux agents de police lui demandèrent sa cartouche :
 « – Montrez-moi votre cartouche.
Il sut tout de suite qu’il avait affaire à la police des Noirs. Elle était chargée d’interdire l’entrée des Noirs en France car on estimait qu’il y en avait déjà trop dans le royaume. Quant à ceux qui y vivaient, elle était chargée de contrôler s’ils séjournaient légalement dans le pays en s’assurant qu’ils portaient bien leur cartouche, un étui métallique contenant un certificat portant le nom, l’âge, la profession ainsi que le nom du propriétaire si la personne était esclave… »

La révolution française se déroulait sous leurs yeux. La musique était reléguée au second plan… et c’est fin décembre 1789 qu’ils arrivent à Londres. Non sans quelques difficultés Frederick réussit à introduire son fils dans les milieux musicaux de Londres et rapidement le jeune George montre son talent  et est admiré. Avec la même érudition, le même sens de l’observation historique, qu’il le fit pour la société française, Emmanuel Dongala nous plonge dans la société anglaise de la fin du XVIII° siècle. On y rencontrera Haydn, l’astronome Hershel, le compositeur et écrivain Ignatus Sancho… Bref  de belles rencontres avec des personnages que nous connaissons moins…

George est admis dans l’orchestre personnel du Prince de Galles qui devient son protecteur. C’est à ce moment-là que le père et le fils rompent ; le fils ne supportant plus l’emprise du père sur sa vie. Frederik sera même expulsé d’Angleterre…

Nous sommes en 1803, George a maintenant vingt ans. Il est au faîte de son art. Il connaît les plus grands musiciens de son temps. Il décide alors de revenir  à Vienne pour une rencontre incroyable : il est introduit auprès de Beethoven et se liera d’amitié avec lui. L’apothéose sera la sonate pour violon et piano  N° 9 que Beethoven composera en 1803/1804 et dédiera à George Bridgetower ! (Sonata mulattica composta per il mulatto Brischdauer, gran pazzo e compositore mulattico). La première de cette sonate sera interprétée par Beethoven lui-même et George.  Publiée en 1805 elle sera officiellement dédiée à Rodolphe Kreutzer qui du reste ne l’a jamais jouée et la jugeait ‘inintelligible’. Ironie de l’histoire : à la même époque Beethoven composait sa symphonie ‘héroïque’ initialement dédiée à Bonaparte qui, comme on le sait, rétablit l’esclavage !

Après la lecture de ce livre, quand vous écouterez la ‘Sonate à Kreutzer’, vous entendrez la Sonate à Bridgetower !

Yves Dutier 
(19/01/17)    



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Actes Sud

(Janvier 2017)
336 pages - 22,50 €








Emmanuel Dongala,
né en 1941 d’un père congolais et d’une mère centrafricaine, a quitté le Congo au moment de la guerre civile de 1997. Il a longtemps enseigné la chimie et la littérature et vit actuellement entre la France et les Etats-Unis. Il a publié une dizaine de livres traduits dans une douzaine de langues.



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