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Tunisie, 2015. Dans la nuit qui suit l'attentat terroriste qui tua trente-neuf touristes à la kalachnikov sur la plage de Sousse, dans sa maison face à la mer de Sidi-Bou-Saïd une femme écrit. « Il faut que je raconte avant demain, que je témoigne, très vite. » « Écrire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, comment des touristes ont pu être assassinés sur la plage et au musée du Bardo par de jeunes Tunisiens. Pour essayer de voir aussi comment notre vie a été entièrement fabriquée par l'histoire politique alors que nous pensions qu'elle nous appartenait, qu'elle nous était personnelle. » L'attentat tunisien fait écho dans sa mémoire à ceux de Paris commis la même année, et des mots terribles, que tant d'autres auraient pu formuler, lui viennent aux lèvres : « Les menaces, les manipulations, les assassinats, les revendications, les commandos-suicides, les fusillades, les assauts, je vois passer tout en vrac, la plage de Sousse, la tuerie du Bataclan, les morts de La Belle Équipe, du Carillon et du Petit Cambodge, le déclenchement de la guerre nouvelle, les temps et les lieux se télescopent à toute vitesse en rouge et noir [...] le berger décapité à Sidi Bouzid, le kamikaze et l'explosion du bus de la garde du palais présidentiel [...] Bamako, Ouagadougou, tous les pays sont atteints, on ne peut plus rien arrêter. » Trop de morts en France et en Tunisie auxquels d'autres deuilspluspersonnels s'additionnent : celui du père, quelques années plus tôt et celui très récent de l'éditeur et ami Alain Nadaud qui après avoir dit à ses équipiers « on continue » fut victime d'un malaise cardiaque foudroyant à la barre de son bateau en pleine mer Égée. Dès lors, cette terre où elle a autrefois appris à lire et à écrire, ce bord de Méditerranée qui l'éblouit autant que le soleil, ce pays où lors de la ''révolution'' « sur tant de visages, on pouvait lire encore non seulement le désir mais la conscience d'être différent, de croire en un pays exemplaire qui ne mêlerait pas la politique et la religion, qui fortifierait peu à peu la démocratie », ce territoire aujourd’hui abandonné, honteux et dévasté, elle comprend qu'il est temps maintenant de le quitter.
Ce roman qui n'en est pas vraiment un, écrit à l’origine pour ce père envers qui Colette Fellous pense avoir une dette, prend vite la forme de fragments d'un journal intime qui met l'écrivain en scène comme « pièce détachée d'une histoire collective », celle des familles juives installées en Tunisie du protectorat à l'indépendance et l'exil, en passant par la vie beylicale et la domination allemande de 1942-43. Mais cette autofiction n'a rien d'une chronique historique et se joue de toute chronologie. C'est à partir de souvenirs, de fulgurances personnelles, par bribes, dans un texte non linéaire saisissant une réalité de l'instant à travers le regard de l'enfant sur sa famille et son univers que tout cela nous est restitué. Pièces détachées constitue ainsi en pointillé un émouvant témoignage sur l'identité nationale, l'exil et le terrorisme, qui se caractérise par sa modestie et son intériorité, semant beaucoup plus de questions qu'il n’assène de réponses toute faites. Cette autofiction non-ordonnée et sensible, qui pourrait s'inscrire dans ce « combat pour la douceur » découvert par l'auteur lors des cours donnés par Roland Barthes, est soutenue par un style d'une apparente simplicité qui permet à l'auteur de conjuguer de façon harmonieuse références culturelles et souvenirs, pudeur et sincérité, et fait lien presque naturellement avec le lecteur. Mais il ne faut pas s'y méprendre, le goût pressant des mots, le choix exigeant qui s'y rattache et l'amour de cette langue française sienne depuis toujours en font aussi un objet éminemment littéraire. Entre bonheurs et peurs, un livre à déguster lentement pour laisser ses multiples saveurs s'en dégager. Dominique Baillon-Lalande (24/07/17) |
Sommaire Lectures Gallimard (Janvier 2017) 176 pages - 19 €
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