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Quand, incrédule, il compose le lendemain le numéro supposé du réalisateur qui côtoie dans son panthéon cinématographique personnel le Francis Ford Coppola d’Apocalypse Now, il sera le premier surpris que Cimino non seulement lui réponde mais lui fixe rendez-vous à New-York dans les jours qui suivent pour poursuivre leur conversation. Un lien intime émerge vite entre deux loosers transformant le rendez-vous en journée passée ensemble à échanger sur le cinéma et l'écriture, bien-sûr, mais au-delà sur l'Art, sur Ellis Island, les migrants, la fondation de l'Amérique et les crimes qui hantent la mémoire de nos sociétés. Jean est fasciné : « Il avait le feu. En lui tout était doublé et sacré : ses paroles, ses choix de vie étaient tramés dans l'esprit ; même quand il conduisait sa vieille Ford sur les routes du Montana […] même quand il s'enfilait des shots de vodka sur un banc de l'East River avec un écrivain français de passage, cet homme était embrasé jusqu'à la pointe des ongles. Il vivait selon ses dieux et, en toute circonstance, les saluait. » Le fait d'avoir désormais son manuscrit annoté de la main même du grand maître est un tel bonheur qu'il abandonne l'idée de trouver un réalisateur. En effet, comment trouver fin plus magnifique pour un biopic sur un écrivain boudé du monde littéraire après un premier succès que les commentaires manuscrits d'un cinéaste lui-même rejeté par Hollywood après avoir été primé ? Une magistrale consécration secrète de la confrérie des loosers, ces créateurs fous et sans concession. À son retour, Jean navigue dans son petit studio dénudé entre frigo, ordinateur et bouteille de vodka, en compagnie de Sabbat le dalmatien que son voisin aux allures mafieuses lui a confié avant de partir en voyage pour une durée indéterminée laissant sur place deux moustachus qui le recherchent activement. Dans ce cocon, il se repasse en continu jusqu'à l'hallucination ses films cultes (dont bien évidemment ceux de Cimino et Coppola) et lit assidûment tous les ouvrages de Charles Reznikoff que l’américain lui a fait découvrir. Quand le producteur Pointel le rappelle pour qu'il lui narre son entrevue avec ce « cher Michael » lors d'un dîner à la brasserie Bofinger, il ne peut refuser. L'arrivée de cet auteur miteux et son chien dans ce restaurant huppé, son attente empreinte de malaise sous l’œil méprisant et féroce d'un maître d’hôtel sosie de Macron, donne lieu à une séquence cinématographique à la Tati fort réjouissante. Un cycle prend fin. « C’est maintenant qu’il faut reprendre vie » écrit Jean. C'est en Italie, près d'un lac, que s’achèvera ce voyage intérieur au bord de la folie, cette mise entre parenthèses de la réalité extérieure. Au pied du Pavillon de Diane, l'écriture s'impose de nouveau : « Après tout n'avais-je pas vécu ces derniers mois de véritables aventures ? Pointel avait raison : la mort de Cimino rendait cette idée nécessaire ; mais en le rencontrant, j'avais rencontré aussi mille autres choses qui s'étaient mises à flamboyer dans ma vie. Je devais raconter ça : ce flamboiement. » Ce roman construit en trois parties qui s’enchaînent chronologiquement (l'aventure cinématographique, le dîner chez Bofinger, l’installation au bord du lac de Némi) est pour le moins original et surprenant. Il n'a rien de linéaire, n'a pas d'histoire à proprement parler mais additionne les aventures les plus rocambolesques en son sein, transplante un univers américain à la Fante en banlieue parisienne (Bagnolet), mélange avec malignité les genres (polar, autobiographie, réflexion sur l'écriture, roman fantaisiste, roman d'amour...) et aborde des sujets graves et existentiels avec des airs de comédie aussi loufoque que féroce. Jouant en toute liberté avec ces décalages, Yannick Haenel donne ainsi forme et sens à un texte qui conjugue pour le lecteur réflexions existentielles et esthétiques, cocasserie drolatique à l’italienne et tension digne d'une série noire américaine. Jean, le personnage central, est la colonne vertébrale sur laquelle s'appuie l'édifice littéraire. Et ce don Quichotte sur laquelle la réalité n'a pas prise, ce héros obsessionnel qui habite sa solitude dans un certain dénuement mais avec bonheur tout à son désir de vérité des êtres et de l’art, cet alcoolique qu'aucune limite ne bride et que rien n'effraye, cet innocent obstiné qui transforme ses excès, délires et fantasmes en carburant pour cette quête d'un absolu qui lui est vital, s'avère fascinant. Dans ce récit gigogne et singulier, les phrases très longues, poétiques parfois, sont interrompues par d'innombrables parenthèses et digressions venues nourrir la sensation du lecteur de voir à l'œuvre une imagination en folie, une sensualité des mots, une vitalité positive qui incarnent avec force et fantaisie la quête de ces « êtres dont l'intérieur de la tête est mystiquement alvéolé » comme l'écrit Melville dans Moby Dick. Ce sont eux, « ces être habités par un feu sacré, capables de décrypter les signes pour accéder à la vérité, capables de distinguer les deux faces du monde, la face visible, matérielle, profane et la face invisible, étrange, pleine de mystère », qui, pour Yannick Haenel, font rempart au chaos et exaltent l'espérance. Un grand livre, déroutant parfois, qui bouscule, fait rire et embarque dans un voyage rare et précieux par la jubilation littéraire et intellectuelle intense qu'il procure au lecteur. Dominique Baillon-Lalande (10/11/17) |
Sommaire Lectures Gallimard (Août 2017) 352 pages - 20 € Prix Médicis 2017 Folio (Février 2019) 368 pages - 7,90 €
Bio-bibliographie sur Wikipédia Découvrir sur notre site un autre roman du même auteur : Les Renards pâles |
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