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Karine HENRY


La danse sorcière



Else, l’héroïne du roman a 39 ans au temps du récit. Née en Allemagne d'un père français et d'une mère allemande, elle a vu basculer sa vie de petite fille quand son père est décédé sous ses yeux, renversé par une voiture. Par sa faute a pensé immédiatement sa mère désespérée lui faisant porter l'entière responsabilité de l'accident  en sombrant dans l'alcoolisme.
C'est là qu'intervient Lila, mère du défunt et prof de danse, pour sortir la fillette de la catatonie dans laquelle la culpabilité l'a précipitée. Sous prétexte thérapeutique, pour désentraver ce corps  séquestré par la peur, la grand-mère enseigne son art à la petite. Une révélation pour l'enfant qui s'avère présenter de réelles aptitudes physiques pour cette discipline jusqu'à lui faire intégrer l’Opéra de Paris où elle finira au rang d'étoile. Toujours à la recherche d'une plongée technique et intime plus absolue dans son art, la danseuse décidera ensuite de quitter la prestigieuse institution pour rejoindre le très expérimental et novateur Tanztheater de Pina Bausch. 

Quand l'enterrement de Lila, sa complice de toujours, fait revenir des années plus tard la danseuse en France elle y fera la connaissance d’Irve d'Hastings, ex-danseur,  thérapeute et ami auquel la vieille femme l'aurait confié avant de s'éteindre. Ce sera un soutien dans ce moment de grande douleur et une rencontre déterminante. L'homme lui fait connaître Lucas, un de ses anciens élèves, chorégraphe et directeur de la compagnie des Kachinas, célèbre pour ses fascinantes improvisations chamaniques. Elle explorera alors une approche plus spirituelle de la danse apparentée à la transe  qui lui fera franchir de nouvelles frontières personnelles. S'ensuivra une période presque apaisée pour la danseuse vedette de Lucas à l'apogée de son art et son succès. Entre l'amour attentif de son mari, l'exercice passionné de son exigeant métier et le plaisir d'habiter près de l'âme de Lila dans le cocon protecteur de son vieil appartement doté d'une salle de danse privée, la danseuse a fini par trouver un certain équilibre.

Mais un matin comme un autre, face à sa salle-verrière, « ce lieu lumineux où depuis toujours s’est enracinée sa danse », quelque chose attire son regard à une des lucarnes de l'immeuble d'en face. Une présence insistante et menaçante la fixe. « Jusqu’aux baies, seize tours sont possibles, pas un de plus, elle le sait, mais ne sait plus où elle en est, l’élan est trop vif, et l’ivresse, elle ne peut retenir le tour prochain qui arrive et c’est le choc : front contre vitre… Assommée, Else ne relève pas tout de suite la tête, expulse la douleur dans les expirations jusqu’à ce moment où elle revient à elle, se redresse et se fige : en face, la lucarne, derrière le tissu, il y a eu cet éclair, un halo lumineux d’une infime durée mais dont demeure une tache au cœur de quelque chose persiste, un orbe, un orbe luisant, un œil !… Oui ! C’est un œil qui la fixe, la foudroie ! » Quand Else veut imprimer à nouveau à son corps la discipline du rythme et du geste juste, celui-ci défaille et se dérègle.
Else qui ne parvient plus à danser, entravée par ce regard comme par les mots de sa mère durant sa petite enfance,  s’abîme dans une fascination obscure et redevient la proie de ses angoisses et ses obsessions frôlant dangereusement la folie.
Mais le danger est-il réel ou produit de sa seule imagination comme semblent le croire  Charles, Lucas et Irve qui la voyant sombrer l'aident comme ils peuvent à se battre contre ses fantômes ?
L’espionne-t-on vraiment depuis la lucarne voisine ou cet œil maléfique n’est-il que fantasme et manifestation nouvelle de cette culpabilité qui revient la hanter ? Il faudra au lecteur attendre le dernier chapitre pour être vraiment fixé.

 

Ce livre copieux et dense est un très grand roman sur la danse. De  Nijinski à Béjart, de Wigman à Carolyn Carlson,  de l’Opéra Garnier au Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch jusqu’au Sankai Juku, il pénètre les différents courants de la danse contemporaine de ces trente dernières années de manière extrêmement documentée.
Mais ce n'est pas seulement de spectacles et de chorégraphies que Karine Henry nous parle ici. À travers les expériences d’Else c'est essentiellement sur les corps en mouvement, sur l'émotion de la chair, la précision et la force évocatrice du geste, la pesanteur, l'envol ou la chute en jeu pendant les répétitions et la représentation, qu'elle s'arrête. De la danse comme acte de langage avec cette incarnation presque chamanique de l'esprit dans le sujet dansant, avec cette alliance de discipline et de passion, de fragilité et d'énergie vitale qui anime le corps de ces artistes dévorés par leur art.

Plus encore pour Else, ce personnage tragique hanté depuis l'enfance par la mort, qu'elle incarne sur scène avec une stupéfiante vérité et qui danse comme le dit Pina Bausch « pour ne pas crever », dont les pratiques s'apparentent à l'art-thérapie. La danse, cet espace où elle peut être et respirer, est son seul ancrage dans la réalité.  Et dans cette possibilité paradoxale de s'y perdre autant que de s'y rassembler, sur les voies tortueuses de l'Inconscient, l'héroïne puise dans son corps en mouvement l'énergie lui permettant de se libérer de ces forces obscures qui la poussent vers le gouffre.

À travers l'angoisse, l'obsession et la folie qui clouent Else au sol lors de ses crises, à travers les « Exorcies » et expériences chorégraphiques menée par Lucas, par la présence de ce personnage ambigu et troublant  d’Irve d'Hastings, la psychologie (voire la psychanalyse), la philosophie, la spiritualité prennent leur place à côté et dans la danse jusqu'à former avec elle une pelote rouge, noir et or dont les fils se sont entremêlés jusqu'à devenir inextricables.

Par sa construction, son scénario et son déroulé, ce roman à l’atmosphère aussi sombre qu’étrange, ce texte qu'un habile jeu de miroirs (en écho à ceux de la salle de danse)  met en abîme,  tient le lecteur en haleine comme le roman noir atypique qu'il est pleinement. 

Un livre exigeant mais passionnant, bouleversant, fascinant,  dont l'écriture rythmée, précise et incantatoire habite merveilleusement son sujet. Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(24/02/17)    



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Actes Sud

(Janvier 2017)
640 pages - 23 €








Karine Henry
est libraire à Paris.
La danse sorcière est
son deuxième roman.