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Kei MILLER


L’authentique Pearline Portious


En Jamaïque, Pearline Portious toute jeune encore, à force de chercher preneur pour les napperons et objet divers qu'elle s'obstine à tricoter en couleur alors que la coutume locale est d'user du coton blanc, découvre une léproserie enfouie dans la jungle loin des axes de communication et de tout autre lieu de vie. Là, ses travaux séduisent, se transforment en bandages arc-en-ciel égayant un quotidien difficile. Mman Lazare qui régimente l'ordinaire de la communauté avec sagesse et soigne avec générosité ces malades que la société rejette et abandonne à l'oubli, lui offre son aile protectrice. Au fil des semaines et des mois, la femme déjà âgée qui se réjouit de  cette relève toute trouvée, en fait son assistante lui passant progressivement le relais pour pouvoir s'effacer en toute tranquillité. 
Malheureusement la mort en couche de l'adolescente devenue femme et la présence de son nourrisson – une petite fille mort-née ressuscitée in extremis de façon miraculeuse – obligent la vieille femme à repousser l'heure de mourir jusqu'à ses cent cinq ans pour pouvoir élever la petite et passer enfin la main.

Le temps passe et celle qui fut par erreur déclarée aux autorités sous le nom de sa mère mais reconnue dans la communauté sous le patronyme d’Adamine Bustamante grandit.
À la mort de Mmam, Adamine/ Pearline 2 devenue adulte quittera la communauté déliquescente pour rejoindre la congrégation « revivaliste », une église de réveil proche des mouvements évangélistes tenue par un prédicateur et adepte de la transe. Le « don » exceptionnel d’Adamine dite ici « Ada » s'y révèle quasi immédiatement. Elle appartient à la catégorie des prophétesses,  des crieuses de vérité qui « baillent des mises en garde » lorsque littéralement possédées elles pressentent la mort ou une catastrophe (inondation, accident, tremblement de terre). De quoi être aussi respectée que crainte par la population.
Sous la tutelle bienveillante de Lucas (le prédicateur appelé « capitaine ») et Mman Herbert (prophétesse confirmée qui lui servira de seconde mère et d'initiatrice), elle deviendra la crieuse de vérité la plus connue de tout le pays.

L'envie de quitter son petit pays pour découvrir l'ailleurs et vivre mieux comme le font alors de nombreuses Jamaïcaines, trouve un jour, par le biais d'une obscure transaction menée par Lucas au bénéfice de la communauté, sa concrétisation sous la forme d'un mariage arrangé avec un ancien revivaliste jamaïcain vivant à Londres depuis des années et ne supportant pas son récent veuvage.  Au terme de son voyage, Ada se retrouve ainsi liée à un homme sans foi ni loi qui s'avère vite  violent.
Quand trois ans plus tard cette épouse maltraitée qui l'effraye par sa résistance et son inflexibilité sera conduite à l’hôpital psychiatrique pour « troubles sur la voie publique» suite à une scène de prophétie devant le conseil, l'époux signera sans se faire prier les papiers nécessaires afin qu'elle n'en ressorte pas de sitôt.
Autre lieu, autres mœurs : don, transes et prophéties qui rendaient Ada intouchable et vénérée en Jamaïque s’avèrent en Angleterre signe de dangerosité et de pure démence. Face à l'enfer qui s'annonce alors pour elle, le quotidien des malades relégués dans la léproserie de sa Jamaïque natale paraîtrait presque agréable.
Le lecteur dans ce ballet sinistre entre infirmières, jardinier et administration n'est pas au bout de ses surprises.

C'est alors que Gratte-Papyé intervient pour une enquête dont le sens ne nous apparaît qu'en toute fin du livre.  Avec un travail de récupération de la mémoire de cette femme définitivement perdue dans son désordre, en croisant ces fragments avec les archives et les témoignages de ceux qui l'ont côtoyée pour éclairer ses dires ou combler les vides, l'écrivain tente de reconstituer ce destin mouvementé positionné au carrefour des deux cultures. Les voix d'Ada et du scribe en se superposant ou se confrontant tissent progressivement la toile de l'incroyable histoire de la prophétesse à l'existence hors du commun.
Une façon aussi pour Kei Miller, à travers ce double, de partager sa vision de l'écriture et du rôle de l'écrivain.

L'auteur dans  ce roman qui aurait pu prendre la forme d'un mélodrame populaire classique avec une héroïne déshéritée que tout condamne au malheur, nous entraîne dans une tout autre direction avec un récit à tiroirs sur le choc des cultures (Jamaïque / Angleterre), la filiation, la religion, l'exclusion et la psychiatrie, transfigurant la victime en figure mystique et puissante, nimbant son texte d'onirisme et y entremêlant péripéties, peintures sociales et  questionnements psycho-sociologiques en pointillés.

Le texte porté par une construction rigoureuse (quatre parties qui s'étalent sur quatre générations) se nourrit d'une grande variété stylistique (dialogues, confessions, passages épiques, témoignages,  fragments écrits par Gratte-Papyé…) adaptant la forme de chaque séquence ou chapitre à son contenu, relançant sans cesse l’intérêt du lecteur  tout en accentuant l'aspect labyrinthique de l'ensemble.
L'écriture fortement évocatrice, colorée et dynamique, oscillant entre oralité et classicisme avec un recours fréquent mais parcimonieux au parler créole (mots isolés ou expressions populaires) donne à ce personnage extravagant toute son épaisseur, sa complexité et sa vérité.

Ce roman à la trame complexe et au récit polyphonique, jouant sans cesse des oppositions pour mettre en évidence la relativité quant à nos certitudes et ce qui serait « la vérité »,  incarnant avec justesse l'itinéraire chaotique et la personnalité incandescente et souffrante de cette femme exceptionnelle, nous embarque loin de toute rationalité dans un ailleurs aussi sensible qu'intense, aussi fascinant qu’effrayant, qui ne peut laisser indifférent.

Traduit en français par Nathalie Carré et  publié pour la première fois chez Zulma en 2016, ce premier roman réédité cette rentrée en poche mérite vraiment qu'on s'y arrête.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/11/17)    



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Lectures








Zulma

Collection Z/a
(Septembre 2017)
288 pages - 9,95 €


Traduit de l’anglais
(Jamaïque)
par Nathalie Carré







Kei Miller,
né en 1978  en Jamaïque,
poete et romancier,
vit aujourd'hui au
Royaume-Uni.