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Tierno MONÉNEMBO


Bled


Dans l’Algérie des années 1980, Zoubida, jeune femme marquée d’une étoile au front, est en fuite avec son nourrisson. Il n’y a pas longtemps, à Aïn Guesma, la jeune fille a grandi dans l’ombre d’une mère effacée nommée Asma et de Hassan, son père  taiseux et  garant des coutumes et  préjugés de son clan avec une  rigueur toute puritaine qui étouffe toute la famille.  Chez elle, la télévision, rire ou même regarder à travers les carreaux de la fenêtre,  tout était interdit. Une enfance un peu triste mais paisible avec chaque année la venue des Touaregs qui rythmait l'année annonçant le printemps avec un air de fête, comme une respiration. Peu nombreux étaient ceux qui franchissaient leur seuil.  Alfred, le Camerounais à la large carrure, l'ancien guérillero devenu professeur d'éducation, échoué un soir de tempête de neige dans sa Peugeot blanche à l’orée de leur jardin, est un des rares à avoir réussi en parlant de leur jeunesse, de maquis, d'utopies socialistes, de Franz Fanon,  à se lier avec ce père solitaire.
« Ne parle pas trop ! Ici la parole c'est pour les bons à rien. Ici on ouvre la bouche qu'à deux occasions : pour avaler une soupe ou pour dire une prière. Seuls ceux qui savent se taire sont dignes de considération. Les autres n'auront rien : ni épouse, ni ami »
«  Elle n'est faite pour personne Aïn Guesna. Elle a été fondée dans la déveine. C'est une ville sous le vent, une ville désemparée, une ville amère, la ville du koussbor et de la bigarade, le havre de la dévotion et de la folie, du dévergondage et du meurtre. Nous sommes nés du vent. Le vent nous rendra fou, Alfred. » lui conseille le père à son arrivée.

Jamais l'enfant qui vit dans l’ignorance de son passé et de son propre corps, n'a pris conscience qu'à cause de la naissance du père, "bâtard" d’une liaison extraconjugale entre un colonisateur français et la femme de son jardinier, sa famille était rejetée du village. Aïn Guessma, le « bled » où le romancier a campé son intrigue, fut au cœur de la guerre que les Algériens ont livrée aux Français pour libérer leur pays, ce qui n'excluait nullement des  complicités ou une certaine affection entre autochtones et colons. Certains propriétaires blancs finançaient même la révolution comme  le personnage de Benoît Terrier, colon français et propriétaire des Jardins d’Hamilcar où travaillaient les parents de Hassan, pro FLN assassiné par l'OAS.  De tout cela jamais les parents de Zoubida ne parlaient. Ce sera un vieil ami d'enfance du père qui aidera la jeune fille née après-guerre à déchiffrer les mystères et les silences familiaux. 
Après ces confidences, avec Alfred devenu membre de la famille à part entière, Loïc,  cet ami  d'origine pied-noir de retour au bled, professeur français laïc convaincu et libertaire, chez qui il lui a trouvé une place pour faire le ménage, avec Salma cette copine d'école, venue de France qui danse, fume, boit, fait l'amour et dévore la vie, c'est une réalité toute autre que la jeune fille découvre progressivement. 

Mais l’enfant issu de son union clandestine avec Loïc qu'elle est seule à vouloir garder, l'oblige à fuir la colère paternelle, la famille, le clan et le village. Une femme seule avec un nouveau-né dans les bras ne passe pas inaperçue sur les routes et, malgré quelques complicités généreuses inattendues, les chances de survie de "la pécheresse" seule et sans protection et de son "bâtard" s’avèrent bien minces. Zoubida aura beau lutter avec énergie pour défendre sa vie et celle du petit, elle finira par tomber entre les griffes d'un proxénète, le terrible Mounir, qui l'enfermera dans une forteresse hors du temps, à la fois prison, harem et lupanar dont elle ne parviendra à s'évader qu'en tuant le maître des lieux.
C'est alors, après avoir été arrêtée, jugée et emprisonnée, qu'elle fera la rencontre d’Arsane le visiteur de prison qui, tel un ange, saura lui faire découvrir les chemins de la liberté par la lecture et l'amour. « La prison c'est pour le corps, l'esprit s'évade toujours. »

 

Docteur en biochimie, Tierno Monénembo a vécu en Algérie au début des années 1980 dans le cadre d’un programme de coopération universitaire. « J’ai calqué mes personnages sur mes étudiants. C’étaient des jeunes hommes et femmes assoiffés de connaissance, tiraillés entre la religion et les doctrines marxistes-léninistes. Ils réclamaient la justice et l’égalité et dénonçaient l’élite violente et corrompue qui gouverne le pays. […] L’Algérie était alors en pleine transition : elle quittait le système Boumédiène pour le système Chadli Bendjedid. Elle hésitait encore entre la poursuite de l’expérience socialisante de Boumédiène et de Ben Bella,  le libéralisme ou encore le retour aux vieilles traditions. […] Au début c’était donc politique mais avec la montée en puissance des intégrismes musulmans qui commencent à imposer leurs faits, sinon à l’État du moins à la société, c’est devenu religieux et métaphysique, aussi insoluble que le problème israélo-palestinien. J’étais tellement séduit par leur intelligence que j’étais loin d’imaginer qu’ils pouvaient sombrer un jour dans l’intégrisme. Quel gâchis ! », explique le romancier dans une interview pour RFI.
De là est née Zoubida, cette jeune héroïne musulmane dont l'auteur raconte l'errance à travers  l'Algérie indépendante à l'heure où l'obscurantisme religieux semble déjà gagner. Après avoir exploré de façon détaillée le piège des tabous et des diktats qui se referme sur son héroïne, il accélère le rythme et précipite les aventures de celle-ci quand transgressant l’interdit elle découvre à la fois son corps de femme  mais aussi sa capacité de résistance voire d'opposition face à ces hommes qui ne cessent de vouloir l’enfermer et lui prendre son enfant. 

Suivant la même démarche parallèlement politique et littéraire, l'écrivain s'inspire de l'histoire vraie du plus gros propriétaire terrien de Tiaret rallié au FLN et tué par l'OAS dont le "bâtard" a hérité des  terres parce que  l’État n'a jamais voulu nationaliser les biens du héros pour nourrir à sa façon son scénario : « La liaison entre Benoît Terrier et la mère d'Hassan  est la métaphore des liens qui s’étaient noués entre la France et l’Algérie pendant la colonisation. […] La guerre n’a pas été noir/blanc. Plein de Français ont soutenu l’Algérie, plein d’Algériens ont soutenu l’Algérie française – c’étaient les harkis, ils étaient pour le drapeau français. Et les porteurs de valise… Tout cela était plutôt politique mais malheureusement la gestion catastrophique de l’Algérie en a fait une question religieuse. » (RFI).  Par le personnage de Loïc, le professeur français né à Aïn Guesma avec lequel Zoubida entretient une liaison coupable comme sa grand-mère autrefois avec Terrier, par la naissance de son "bâtard", venu deux générations plus tard comme une malédiction en écho à la naissance d'Hassan,  Tierno Monénemboui évoque ces relations mêlées entre Algériens et Français mais dénonce aussi malicieusement l'inutilité, la bêtise et la nocivité de ce désir obsessionnel de contrôle que les hommes et la religion souhaitent avoir en vain sur le corps, le désir, la sexualité des femmes. 

La violence plus archaïque que politique subie tout au long de sa quête par Zoubida, jaillie des profondeurs du pays et corollaire de la hantise du féminin, de l’obsession du puritanisme religieux et de la montée de l'extrémisme, est ici omniprésente mais, sur ce sujet comme pour le contexte historique auquel l'auteur se réfère, c'est toujours avec humour, facétie et de façon incarnée et sensible qu'il peint son tableau. Si les propos sont parfois crus, ils ne sont jamais didactiques ou pamphlétaires et savent même, par le recours à des tournures et des images surprenantes pour nos oreilles française, se faire poétiques.

Mêlant ainsi  le réalisme et le merveilleux, Tierno Monénembo, dans ce récit d'initiation plein de rebondissements où l'instinct de survie et la détermination de l'héroïne lui permettront de briser ses chaînes au fil des épreuves dans une longue marche vers la lumière, nous offre un roman d'aventures énergique et coloré porté par un portrait de femme, rayonnant et plein d'espoir. 

Une sorte de conte des Mille et une nuits moderne, passionnant et émouvant.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/06/17)    



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Seuil

208 pages - 17 €
















Tierno Monénembo,
né en Guinée en 1947, a déjà publié une douzaine de livres et obtenu  le prix Renaudot en 2008  pour Le Roi de Kahel.




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