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Richard MORGIÈVE


Les hommes



Mietek Breslauer, 25 ans, « petit bandit juif » (comme il aime à se définir) également nommé « le polak », est un étonnant personnage. Alcoolo qui ne boit plus,  il essaye depuis sa sortie de prison de survivre avec un trafic de voitures de luxe. Le hasard lui fait rencontrer les frères Brun, François et Patrice, des caractériels issus de la bonne société, qui repèrent les véhicules sur le territoire ou les pays limitrophes quand des acheteurs leur passent commande. Daniel et Babette s'occupent ensuite des petites réparations nécessaires, du changement des plaques et de la couleur de la carrosserie pour les rendre méconnaissables.
De l'automobile (notamment de la DS21 de collection qu'il possède) Mietek est littéralement amoureux mais cette activité lui permet surtout de gagner sa vie tranquillement avec un minimum de risques de retourner au trou. Le petit truand n'a que peu de goût pour la vie et le luxe mais tient à sa liberté.
Le roman s'ancre dans les années 60 dans le milieu des petits gangsters rouleurs de mécaniques qui font la part belle à l’amitié, au code de l’honneur et aux femmes et qui finissent par vivre dans une réalité parallèle.

C'est pendant ses dix-huit mois de taule qu’il a connu Robert-le-Mort, un caïd à l’ancienne. « Robert-le-Mort était sous les verrous depuis un bail. Et puis une ancienne affaire était revenue le chercher en taule, il s’était fait balancer. Il savait qu’il ne sortirait que les pieds devant. [...]. Il voulait faire le bien, que j’aille donner son magot à celle qu’il avait aimée. Elle ne venait plus le voir, mais elle élevait leur gosse. Moi, j’allais sortir. Alors Robert m’avait donné l’adresse de sa planque [...]. Je prenais cinq plaques et je livrais le reste. [...] J’avais fait le boulot »
Puis le crabe l'avait chopé et « il avait quitté la taule pour l’hosto. Pas de flic devant sa porte [...] Il n’écoperait pas d’une peine supplémentaire et ne finirait même pas celle pour laquelle il avait été condamné. » Outre ce petit pécule bienvenu qui va aider Mietek à sa réinsertion, le malade avant de mourir va lui transmettre quelques contacts dans la brocante qui vont lui être bien utiles pour se faire une couverture idéale pour la police tout en s'adonnant à de lucratives affaires.

Par reconnaissance, gentillesse et honnêteté, le jeune homme s'occupera très consciencieusement de l'enterrement de son mentor pour lui éviter la fosse commune. « Mort pauvre, on perdait la mémoire dans celle des autres, on était effacé. Le plus grand crime de l’humanité, c’était celui du riche qui empêchait le pauvre de vivre sa vie, puis sa mort ». Cela lui vaudra la confiance et l'estime des baroudeurs issus du même réseau de résistance que Robert-Le-Mort. « Un mec qui ne lâche pas ses copains, a-t-il dit, ça devient rare. Un mec qui paye pour que son pote ne parte pas aux ordures, qu'il ait son toit à lui, son bout de terrain, c'est bien. Ça commence à ressembler à une histoire d'hommes. »
Les amis du défunt Robert, comme Pierre Clément et son frère le Mataf, membres de la milice gaulliste ou le flic véreux Mireille membre du SAC, sont des fidèles et lui font profiter de leurs connaissances. Le ripou qui lui signalera les appartements de victimes inoccupés et luxueusement meublés propices à son rapide enrichissement lui sera aussi utile que sa collaboration avec Max, ancien complice de Robert, receleur de son état. 
Mietek pour être plus crédible et moins visible troque son perfecto et ses santiags pour le costard-cravate pour mieux se fondre dans la ville et trouve vite un lieu pour stocker le butin et servir de façade à ses nouvelles activités. Il y  emploie comme déménageurs et gardiens les deux Mohamed (dont un surnommé Le Périmé, pour les distinguer), des habitués d'un bar dont il connaît bien le patron. Il les paie largement et les loge sur place. Il s'adjoint aussi François dont le penchant pour les bijoux s'affirme. L'affaire s'avère rapidement aussi lucrative que tranquille.

À Montreuil, dans l'appartement en face du sien, habite madame Test avec laquelle il entretient une complicité serviable et amicale. Il comble pour elle le vide laissé par le fils absent. Elle est pour lui une figure maternelle, un ancrage dans la vie réelle et son refuge quand tout va mal. Mais la vieillesse et les difficultés pour descendre les étages vont remettre en cause leurs habitudes.
« – Je vais être obligée d'aller en maison de retraite [...]
Elle a écrasé son mégot dans le cendrier. [...] J'imaginais ce à quoi elle pensait. C'était comme aller en taule, en pire, parce qu'elle savait qu'elle ne reviendrait pas, elle prenait perpète. [...]
– Et si nous dînions au Dôme ? a-t-elle proposé. [...]
On nous a installés à une bonne table avec des sourires. Je n'étais pas sûr que madame Test soit si contente que ça. La dernière cigarette du condamné à mort se consumait trop vite. [...]
– Je ne sais rien de ce qu'il faut faire chez les riches, ai-je dit [...] J'ai l'impression qu'on me regarde.
– Les femmes oui. Vous êtes beau et vos nouveaux habits vous vont comme un gant, vous portez le deuil comme un prince
– Je suis un voleur, pas un prince. [...]
C'était bête qu'elle soit vieille, c'était une femme comme elle que j'aurais dû aimer. 
J’ai allumé nos clopes, entrevu la bonté de cette femme d'exception. La France manquait de gens comme elle, tous les grands hommes n'étaient pas au Panthéon. »

Les jeunes femmes effectivement résistent mal au charme de Mietek : il entretient depuis longtemps une relation sexuelle avec Karine, une prostituée de luxe qui en pince pour lui et avec laquelle ils s'échangent des romans enregistrés sur cassettes ; est ami avec sa collègue Brigitte qu'il aide à se débarrasser du faux-dur qui la bat et se verrait bien mac à temps plein ; sympathise avec l'artiste Chimel, dessinatrice junkie de talent ; émeut Babette, l'ex-infirmière compagne de son maquilleur de bagnoles… Mais surtout il y a cette si jolie lesbienne inaccessible, qu’il décide de nommer Ming comme une porcelaine précieuse et fragile,  dont il tombe amoureux au premier regard mais qui vit en couple avec Manu dans un repaire de drogués.
C'est pourtant par son intermédiaire que la vie du héros se trouvera illuminée  quand  Cora, la très jeune fille de Ming perdue dans ce gynécée, choisit Mietek comme père :
« Ming m'avait enlevé mon désir. La demande de la toute petite Cora, ses yeux m'avaient rappelé que c'était toujours les gosses qui trinquaient. » « J'ai ôté mes pompes comme les Arabes le font pour prier. J'ai posé mon présent à côté d'elle, pour qu'elle se réveille avec lui, l'ours PAPA. Je me suis assis  sur le sol près d'elle. [...] J'ai veillé. Pour être honnête j'ai veillé aussi mon propre sommeil d'enfant – celui qui avait engendré la sorte de monstre que j'étais. »

   C'est par son style, par l'évocation de cette époque révolue, par son ambiance que ce roman s'impose. Il ne prend sens que par la période dans laquelle il vient s'ancrer, quand les "bicots" croisaient dans les bars les transfuges de la guerre d'Algérie, quand existait une criminalité artisanale de petite envergure avec son mythe des petits gangsters, beaux mecs, attendrissants et fiers, comme Gabin, Ventura ou Delon quand ils jouaient les truands dans des films en noir et blanc. Celui aussi de ces prostituées au grand cœur  solidaires entre elles que la dure réalité n'a pas guéries de l’amour. Et dans ce monde de l'ombre ambigu, amoral et brutal aux relents de Giovanni, Becker, Lautner ou Verneuil, on s'attache à ces loups aussi tendres, fidèles avec les leurs que violents, qui ne veulent rien devoir à personne.
Le monde qui les entoure, la société en mutation, l'avenir, importent peu à ceux qui choisissent de vivre sans contraintes et au présent, risquant à tout moment de tomber. « Déjà les gens étaient dehors pour aller se vendre. Un prolo s'est arrêté à côté de moi au feu rouge. Il sortait de l'ancien temps avec sa mob et son casque en cuir. Il m'a regardé en souriant et dit que la journée serait belle. Sa bonté était insupportable ! Ah pitié, que les gentils crèvent et nous laissent nous dévorer, nous les autres » 

Pourtant ce livre rempli de malfaiteurs n'est ni un polar, ni une comédie de mœurs, pas même un pur divertissement alors qu'on rit beaucoup à la lecture de ces dialogues  pleins d'humour et des bons mots issus de la même veine que ceux qui ont fait le succès de ses films dont chacun conserve quelques répliques cultes en mémoire.
« Des canards cons comme des boulons ont défilé sur la flotte. Un jour Paris serait en ruine. Il n'y aurait plus un mec debout mais eux seraient là, comme la Seine. »
« Elle s'est servi un doigt de whisky. Moi, j'ai bu un peu d'eau du robinet. Dire qu'on payait pour cette merde, tout était payant au pays de la liberté. »
« – C'est de la bagnole, ai-je dit pour lui faire plaisir.
La vôtre, c'est pas rien, a-t-il répondu pour me retourner le compliment.
On est demeurés silencieux comme des paysans devant leurs bêtes, puis je l'ai quitté. »
« – Tu n'as rien contre les Arabes ?
J'aime le genre humain mais moins les hommes. »

Deux ingrédients originaux changent la donne.
L'introduction du personnage de la fillette dans l'histoire et le basculement que sa présence provoque chez Mietek. Celui-ci, malgré ses doutes et ses peurs, à partir de cette confiance totale que la petite lui a offerte sans le connaître, de cette place de père qu'elle lui a donnée et la charge qui en découle, va envisager différemment sa vie, mûrir, et décider de se construire un avenir apte à procurer à la gamine cette sécurité et cette tendresse qui lui ont tant fait défaut. Pour la première fois, il va se définir comme homme, non plus dans un rapport égoïste de survie mais comme tuteur d'une autre vie. Une belle variation sur le lien paternel que cette paternité hors couple et hors lien du sang, choisie et imposée par l'enfant à l'adulte, comme un sauvetage pour leurs deux personnes.
Autre élément moins directement visible, la façon dont le personnage de Mietek se nourrit de l'expérience personnelle de l'écrivain à l’âge du héros et de ses souvenirs. Cette intrusion de l'autobiographie masquée permet à Richard Morgiève d'éviter l'aspect superficiel que ce pastiche cinématographique aurait pu avoir. En intériorisant les doutes, les excès, et les émotions du « bandit juif », il lui confère une part d'authenticité et d'humanité qui donne de la profondeur à l'ensemble.   
  
Le style enfin, ce phrasé haché comme une respiration, ces dialogues décalés comme saisis au vol, ces digressions, ces images (« La rue Didot était triste comme cette fille grande et belle qui marchait tout en haut de ses longues jambes, close dans ses pensées noires. ») concourt à faire de cette histoire habillée de légèreté qui fait sourire un  roman original, habité, sensible et émouvant. Du grand art ! 

Dominique Baillon-Lalande 
(14/09/17)    



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Joëlle Losfeld

(Août 2017)
376 pages - 22,50 €










Richard Morgiève,
né en 1950, a sept ans quand sa mère meurt. Son père se suicide lorsqu’il en a treize. Hanté par une enfance déglinguée, cet autodidacte est un écorché vif qui cultive son œuvre du fond de sa mémoire. Il est l'auteur d'une trentaine de livres pour les adultes et pour la jeunesse.


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