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Valério ROMÃO


Autisme


Dans une ville du Portugal, en allant chercher son petit-fils Henrique à l’école, Abílio, son grand-père qui sur le chemin râle contre les pigeons, les nègres, ses voisins et surtout sa femme tant la vie lui pèse, apprend que le petit s’est fait renverser par une voiture à l'entrée de l'école et qu’il se trouve aux urgences.
Rogério et Marta, ses parents, sont déjà sur place et, bloqués dans le hall, attendent désespérément des nouvelles. Des heures qu'ils sont là derrière la porte gardée par un code et un vigile, sans le moindre contact avec l'intérieur. Sonner, frapper, crier, ne change rien. Quand les grands-parents les rejoignent ils ont déjà tenté en vain de soudoyer les vigiles pour obtenir des renseignements ou d'intercepter des infirmiers à la sortie de service. Avec l'épuisement et l'inquiétude, la tension familiale monte rapidement entre ceux qui voudraient forcer le passage ou cherchent à s'infiltrer à l'intérieur en douce et ceux qui craignent que cela ne tourne à la catastrophe et les pénalise davantage.

Très vite, Henrique s’est montré « un bébé froid » et absent. Mais il a fallu du temps pour que ses parents, un couple d’intellectuels lisboètes, ose voir la vérité en face. Ils l'ont si fort désiré cet enfant qui s'avère coupé du monde, dont les mains s'agitent quand il est submergé par l'émotion, qui ne parle pas, n'exprime ni volonté ni désir. L'idée affleure bien sûr que l’enfant est spécial, qu’il a peut-être quelque chose mais chacun garde pour lui ses doutes de peur d'entrer de plain-pied dans une réalité trop douloureuse.
« On ne réussit pas à ce qu’il nous dispute un jouet… Il ne bouge pas, tout content de ce qu’il a dans la main » glisse l’éducatrice de la crèche inquiète au père en pleine phase de déni qui ne l'entend pas. Enfin quand, aux deux ans et demi du gamin, Rogério ose enfin dire à sa femme : « Marta, je crois qu’il est autiste », elle lui répondra : « Je sais ». Commence alors la longue série des consultations et entretiens avec les spécialistes plus ou moins délicats qui mettent un nom sur la maladie : autisme. Des charlatans feront miroiter l'espoir d'une guérison, voire le miracle, mais beaucoup évoqueront l'aspect incurable de la maladie et la dégradation inévitable du sujet.
Chaque membre de la famille réagira à cette annonce avec sa propre sensibilité. Les parents, assommés par l'ampleur du problème, abandonnent toutes relations sociales et voient leur univers réduit à la gestion au jour le jour des questions matérielles. Le père désespéré qui n’arrive pas à faire le deuil du fils qu'il a rêvé se sent réduit à l'état d'un « robot pourvoyeur de céréales et de dessins animés ». La mère qui s'est arrêtée de travailler pour accompagner au quotidien son petit s'épuise à l'inonder de mots et de stimulations à partir d'exercices répétitifs et apparemment peu productifs avec une combativité aussi courageuse qu'obsessionnelle. Comment être parent sans retour, quand on n'est jamais appelé papa ou maman ?  Quelle place peut-il rester pour le couple dans cette lutte sans fin ? Comment tenir le coup au quotidien dans un tel chaos ?
Ce huis clos de l’attente aux urgences sera l'occasion pour Marta, Rogério et les grands-parents maternels rongés d'angoisse de lever les masques et de révéler individuellement et intimement, par la colère, les pleurs, les critiques et les disputes, l'interaction de l'autisme non seulement sur leur quotidien mais également sur les rapports qu'ils avaient entre eux, à la vie et au monde.

Sur ce sujet de l'autisme souvent traité en récit de vie ou en littérature comme dans L’enfant bleu où Henry Bauchau narre l’accompagnement par un psychanalyste d'un autiste qui s’avère posséder des talents artistiques évidents, la voie choisie par Valério Romão se distingue clairement en ce qu'elle se penche davantage sur les conséquences de l'autisme sur l'entourage que sur le malade  lui-même. Il s'arrête sur la souffrance spécifique de chacun, le sentiment de paternité ratée de Rogério, les difficultés du couple à se retrouver dans cette épreuve. De cet acharnement désespéré contre l'autisme naît un vide qui s’élargit jusqu’à emplir tout l’espace.

Le roman se concentre autour de l'attente à l'hôpital, les propos échangés s'organisant entre leur situation présente d’empêchés, l'avant et l'après de la naissance d'Henrique, la bombe du diagnostic de sa maladie. Et tout comme l'épisode kafkaïen de l'attente aux urgences est une métaphore de la vie quotidienne des parents seuls et impuissants face à la maladie de leur fils, la porte hermétiquement fermée illustre l'autisme de l'enfant qui faute de parole reste une énigme aux siens. L'autisme lui-même renvoie aux adultes qui malgré les paroles qu'ils émettent sans cesse peinent à se parler vraiment que ce soit à cause d'une volonté de ménager l'autre ou par simple incompréhension mutuelle, à leur propre difficulté pour communiquer.
De même les séquences narratives sont distillées par l'auteur de façon tronquée  pour illustrer tout ce qui se brise contre le mur de la parole absente d’Henrique pour incarner l'impossible lien.  
Les sentiments tels que l'acception, la tristesse, l'amour, la honte, la culpabilité, la frustration, la révolte, le découragement, la solitude sont partagés par tous les personnages et cela, outre le fait de définir le collectif « famille », crée une convergence entre tous et donne un aspect polyphonique multiplicateur à la souffrance de chacun. 
La juxtaposition chapitre après chapitre des voix et des situations dans un rythme vif et heurté concrétise les ruptures entre eux et les brisures intimes.

Ce récit non linéaire et non chronologique qui reflète l'esprit enfiévré des protagonistes, qui se tend jusqu'au bout sur le suspense du sort de l'enfant après son accident, est naturellement porté ici par l'auteur de façon crue voire violente, comme un écho de la colère de ces adultes incapables de trouver un sens à ce qui leur arrive.
Le lecteur face à l'alternance de dialogues secs portés par des mots simples, de longues phrases analytiques ou descriptives et de passages lancinants en vers, ne peut que se sentir déstabilisé et poreux au malaise des protagonistes.
Quant à la lettre de Rogério à son propre père, brigand de bas étage qui a fui ses responsabilités et fini sa vie en prison, elle vient clore le roman avec une ambiguïté et un choc dignes d'un thriller.

L'auteur, père d'un enfant autiste, a privilégié la fiction au témoignage afin de pouvoir s'autoriser en toute liberté et toute décence une distance propice à l'intersubjectivité, l'humour, la causticité et à l'autodérision que le désespoir se choisit parfois comme compagnons. Une situation absurde peut ainsi virer  brutalement au comique lorsque la tension se fait trop forte.

Cet ouvrage est le premier maillon d'une trilogie, Paternidades falhadas, sur ces paternités qui ont échoué devant la maladie (Alzheimer, autisme) ou la mort.

Un premier roman sélectionné pour le prix Femina étranger en 2016, complexe mais juste, courageux, rageur qui, s'il nous bouleverse, parvient aussi à nous faire réfléchir sur la parentalité, le handicap, le couple sous un point de vue élargi, original et intéressant. Un auteur à suivre.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/08/17)    



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Chandeigne

392 pages - 22 €


Traduit du portugais par
Elisabeth
Monteiro Rodrigues











Valério Romão,
né en France en 1974, est rentré au Portugal enfant. Après des études de philosophie, il se consacre à l’écriture. Autisme est son premier roman.